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La politique au prétoire: Militance sacrée ou excès de pouvoir ?

1. En France : le putsch du Conseil d’État de 1978


Un putsch ! Voilà comment, dans sa chronique magistrale sur l’Histoire intime de la Ve République, Franz-Olivier Giesbert qualifie un arrêt du 8 décembre 1978 du Conseil d’État français, la juridiction suprême du pays en matière administrative.

Le 10 novembre 1977 le Premier ministre Raymond Barre avait adopté un décret limitant temporairement le droit au regroupement familial aux membres de la famille qui n’auraient pas l’intention de travailler en France, de manière à contenir l’augmentation
durable du chômage consécutive au choc pétrolier. Ce décret fut annulé par l’arrêt précité. Pour justifier sa décision le Conseil d’État se borna à invoquer le principe, déposé
au Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel se référait la Constitution du 4 octobre 1958, que « La nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » et s’autorisa à en déduire « que les étrangers
résidant régulièrement en France ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale » et « que ce droit comporte, en particulier, la faculté pour ces étrangers, de faire venir auprès d’eux leur conjoint et leurs enfants mineurs ».

Le brillant journaliste, ancien directeur de la rédaction du Nouvel Observateur et des rédactions du Figaro, puis directeur du Point, voit là la première manifestation de la volonté des juges de substituer leur appréciation politique à celle des dirigeants élus.
« … un putsch, il n’y a pas d’autres mots : en érigeant le regroupement familial, matrice de l’immigration, en principe intangible du droit français sans vraiment étayer sa décision, [le Conseil d’État] a confisqué au politique, donc à la souveraineté ou à la représentation populaires, le dossier de l’immigration. » Et d’expliquer : « Le politique propose, lui, il dispose : telle est la conception du Conseil d’État, maison close de l’entre-soi, qui grignote, carotte, boulotte. Au point qu’il se croit autorisé de faire la loi dans certains domaines, aux dépens du gouvernement et du parlement. » Ceux-ci, trop pleutres, n’ont cependant pas réagi, s’étonne l’écrivain : « Giscard a commis une erreur, comme tous ses successeurs. Il n’a jamais osé se dresser contre la volonté du Conseil d’État (…) Indigné, le Général aurait tempêté, pris le peuple à témoin et réformé la Constitution.

VGE a préféré s’incliner. N’est pas de Gaulle qui veut. » C’est ainsi, déplore-t-il, que s’ouvrirent les vannes d’une immigration de peuplement, et non plus seulement de travail, que personne ne semble plus capable de maîtriser.

Et selon la même logique d’un droit devenu absolu, le Conseil d’État commettrait ultérieurement une autre aberration, en autorisant dans son arrêt Montcho du 11 juillet 1980 un Africain à faire venir en France sa seconde épouse, tout comme la première, reconnaissant de facto la polygamie ! Selon cet arrêt celle-ci n’était pas contraire à l’ordre public.

2. Nature et objet de la contribution

Le droit constitutionnel et le droit administratif ne figurent pas parmi mes spécialités de sorte que je ne me targue d’aucune autorité particulière dans ce domaine. La présente contribution est en outre destinée essentiellement à des non-juristes. Elle ne doit dès lors pas être tenue pour un article scientifique. Il ne s’agit d’autre chose que de contribuer à l’hommage à Gérard Delvaux que ce volume a pour propos, et ce par un billet d’humeur, en alertant le lecteur d’un sujet qui nous a valu à plusieurs occasions des échanges enrichissants depuis mon premier article et une tribune de presse sur ce thème, celui des tensions entre le monde politique et le monde juridictionnel que j’ai pratiqués tous deux de près, au barreau, dans les assemblées parlementaires ou au sein du gouvernement.

J’ai raconté par ailleurs - dans ma contribution au Liber Amicorum OECCBB de 2019 - comment j’ai rencontré Gérard dans les années 1970 en même temps que deux de ses prédécesseurs à la présidence de l’Ordre des experts comptables et comptables brevetés de Belgique - société royale, Joseph Colleye et Raymond Krockaert. Un demi-siècle de collaborations occasionnelles, de dialogues sur l’interprofessionnalité entre acteurs de proximité des PME (les hommes ‘‘du verbe et de la voix’’ et ceux ‘‘du chiffre et du regard’’, selon la belle formule de Micheline Claes), de conversations de toute nature, sociétales, littéraires, philosophiques, m’ont éclairé sur les compétences, sur les qualités organisationnelles, sur la curiosité scientifique et sur l’humanité de celui que nous célébrons ici, et je me sens privilégié de pouvoir participer à cette manifestation d’estime.

Une observation liminaire s’impose préalablement aux réflexions qui suivent : au regard du principe de la séparation des pouvoirs, chacune des deux galaxies que constituent les autorités politiques et les autorités juridictionnelles doivent pouvoir exercer leurs missions en toute indépendance et sans ingérence de l’autre galaxie, sans préjudice de la liberté d’opinion et du droit corollaire à la critique. À ce titre je m’inquiète d’un même mouvement lorsque je vois un gouvernement s’immiscer dans le cours de la justice ou des juges empiéter sur les compétences du politique. Ceci dit, je ne considère pas pour autant que nos magistrats devraient se cantonner à une application résignée de la norme ; l’interprétation leur offre le champ nécessaire pour participer à l’accommodation des textes aux réalités évolutives de la société.

3. Les parlements de l’ancien régime

À l’époque de l’arrêt précité sur le regroupement familial, certains commentateurs firent observer que l’aspiration au pouvoir des juges n’était pas nouvelle, l’épisode rappelant celle des magistrats de l’ancien régime, qui ne fut pas étrangère au naufrage de la monarchie et à l’avènement de la Révolution française et, partant, à leur éviction.

Jusqu’à ce bouleversement on appelait parlements les juridictions d’appel, qui étaient coiffées par le seul Conseil du roi, véritable cour souveraine qui pouvait réformer leurs décisions puisqu’elles étaient rendues au nom du monarque. Ces parlements pouvaient statuer en droit mais aussi en équité, ce qui était couramment perçu comme générateur d’arbitraire, d’où le célèbre adage ‘‘Dieu nous protège de l’équité des parlements’’. Ils devaient procéder épisodiquement à une synthèse ou une refonte de la jurisprudence sur une question donnée par des arrêts dits de règlement, permettant de codifier un problème de manière générale. Ils fonctionnaient avec un personnel d’officiers, c’est-à-dire des agents administratifs propriétaires de leur charge, qui formaient la haute noblesse de robe.

Ces parlements avaient aussi pour mission de vérifier la compatibilité des actes royaux avec le droit, les usages et les coutumes locales et, si leur contrôle de légalité était positif, de les inscrire dans leurs registres, ce qui valait publication. Au fil du temps ils utilisèrent de plus en plus ce droit de censure de la décision royale, dit de remontrance, pour devenir un contre-pouvoir, fomentant une opposition qualifiée à l’époque de querelle entre le Greffe et la Couronne.

Ils disposaient enfin d’une arme imparable pour assurer le maintien de leurs prérogatives et privilèges, à savoir le pouvoir de casser les testaments des monarques. C’est ainsi qu’après avoir été supprimé par Louis XIV, le droit de remontrance fut rétabli à sa mort par le duc d’Orléans, président du conseil de régence, en échange de l’annulation par le parlement de Paris de clauses du testament royal qui lui étaient défavorables.

Au XVIIIe siècle de nombreux frondeurs parmi la basoche voulurent fusionner tous les parlements de France en un parlement national unique qui aurait été doté du pouvoir législatif. En empêchant toute réforme de la monarchie et de leur propre fonctionnement, ils préparèrent la Révolution, dont, abolis dès 1790, ils furent les premières victimes.

Le nouveau système instauré par les Constituants était en effet fondé sur la loi seule. L’article 10 de la loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation judiciaire décréterait que « Les tribunaux ne pourront prendre directement ou indirectement aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du Corps législatif, sanctionnés par le Roi, à peine de forfaiture. » Et l’article 5 du Code civil des français, promulgué par Napoléon en 1804, défendrait désormais « aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises. » Ainsi le législateur pensa-t-il pouvoir éviter leurs usurpations. Les grands jurisconsultes, comme Merlin ou Portalis, réalisaient cependant que tout le droit n’était pas dans la loi et qu’il incomberait toujours aux juges d’en étudier l’esprit pour la faire vivre concrètement.

4. Juges et politiques aujourd’hui en France : « je t’aime, moi non plus »

Si j’ai évoqué ce rappel, c’est parce que l’historien du droit Jacques Krynen, spécialiste reconnu du droit et de la pensée juridique du Moyen Âge jusqu’à nos jours, a écrit que la tension actuelle entre les deux mondes, le politique et le judiciaire, paraît égaler en intensité celle qui caractérisa les dernières années de l’Ancien Régime. En France, cette tension semble en effet s’approcher dangereusement des sommets de l’échelle de Richter.

Depuis la Révolution française, pendant près de deux siècles, le premier monde a maintenu le second sous tutelle, usant d’une liberté discrétionnaire en matière de nominations et d’avancement et gardant sous sa poigne le contrôle des enquêtes et des poursuites. Et, l’échine souple, le second a accepté ce joug parce qu’il y trouvait ses intérêts, sans cependant renoncer à l’essor de la jurisprudence, réel mais à bas bruit. Toutefois, depuis les années 1980, à la faveur de la cohabitation autorisant la mise en cause du clan adverse, le vent a tourné, avec des poursuites et des condamnations de dirigeants pour prise d’intérêt, corruption, financement illégal de leur parti. Très bien : tous les citoyens sont égaux devant la loi ; aucun délinquant ne doit échapper à son application, quel que soit son rang ou sa fonction ! Mais à partir de là des magistrats militants, qualifiés de ‘‘croisés’’, de ‘‘chevaliers blancs’’ ou de ‘‘juges rouges’’, se sont mis à croire dans un esprit soixante-huitard que tout leur était permis et à confondre mission judiciaire et combat politique. « Méfiez-vous des juges, disait Mitterrand. Ils ont tué la monarchie, ils tueront la République », c’est-à-dire l’État de droit, en provoquant un jour une réaction telle qu’elle favorisera la montée de l’illibéralisme.

Cette tension s’est manifestée publiquement de manière particulièrement spectaculaire avec l’épisode du fameux Mur des Cons, découvert en 2013 dans les bureaux du Syndicat de la magistrature. Ses dirigeants avaient épinglé sur une paroi ainsi dénommée le portrait de personnalités politiques, journalistiques, syndicales ou de simples justiciables traités d’imbéciles parce qu’ils avaient osé critiquer des décisions estimées inéquitables ou déraisonnables ou le fonctionnement de l’appareil judiciaire. Et notamment les parents d’une jeune femme massacrée quelques années plus tôt de trente-quatre coups de couteau par un délinquant sexuel multirécidiviste libéré anticipativement, qui avaient osé se plaindre en accusant les juges de laxisme ! Leur liberté d’expression paraissait intolérable à ces magistrats dévoyés, dont l’affichage représentait, pour reprendre les termes de l’ancien avocat général Philippe Bilger, auteur du blog remarquable Justice au Singulier, « la démonstration éclatante de l’esprit partisan de certains juges (…,) des militants qui auraient dû changer de métier, leur vocation étant de subvertir au lieu d’apaiser». Les parents portèrent plainte pour injures publiques mais il fallut des années pour qu’elles soient réparées, et encore de manière limitée seulement. On aurait pu s’attendre à ce qu’un comportement aussi partisan fût aussitôt sévèrement réprimandé. Eh bien, non. Jean-Luc Mélenchon prit le parti des auteurs du Mur en dénonçant une atteinte à la liberté d’expression. Le Conseil supérieur de la magistrature refusa de se prononcer au motif qu’un avis l’exposerait ‘‘à un risque de blocage institutionnel’’. La ministre de la Justice Christiane Taubira s’abstint soigneusement de toute action disciplinaire. Le parquet apporta son soutien sans faille au Syndicat contre les douze épinglés qui avaient porté plainte. Et le journaliste auteur de la vidéo qui avait dévoilé l’affaire fut licencié par France Télévisions, son employeur. Il a fallu attendre 2019 pour qu’une sanction soit enfin prononcée, et quelle sanction ! La peine infligée à Françoise Martres, la présidente du Syndicat et conseillère à la cour d’appel d’Agen, fut limitée à une amende de 500 euros, et encore bien avec sursis. Entretemps elle s’était portée candidate au poste de première vice-présidente du tribunal de grande instance de Bordeaux et avait été nommée par préférence à dix-sept autres magistrats.

Il est vrai que certains dirigeants politiques français ne sont pas étrangers à l’ampleur qu’a prise cette dérive : je songe par exemple aux attaques répétées de Nicolas Sarkozy contre le monde judiciaire, comme ministre de l’Intérieur puis comme président de la République. Je rappelle qu’en 2007 à la télévision, dans une émission de Michel Drucker, il avait qualifié les magistrats de cassation de ‘‘petits pois… avec la même couleur, le même gabarit, la même absence de saveur’’. Tout aussi odieuse parut la nomination provocante comme garde des Sceaux de Rachida Dati, sans expérience ou compétences utiles pour la fonction, quels que soient ses autres mérites. Puis il y eut la domestication de Philippe Courroye, procureur de la République au tribunal de grande instance de Nanterre, auquel avait été promise une promotion comme procureur de Paris pendant le second quinquennat… qui, à cet égard du moins, n’est heureusement pas advenu. Aux ordres de Sarkozy, il prolongeait de longues enquêtes préliminaires dans des dossiers sensibles sans les mettre à l’instruction pour garder le contrôle des poursuites, comme dans l’affaire Woerth-Bettencourt, jusqu’à ce que, après avis favorable du Conseil supérieur de la magistrature, il fût dessaisi au profit du tribunal de Bordeaux et finalement muté ‘‘dans l’intérêt du service’’ au parquet général à Paris.

De l’autre côté de la lice, on a l’impression de voir en France de plus de plus de magistrats régler leurs comptes avec le monde politique.

Une illustration frappante de l’influence de motivations idéologiques et corporatistes dans le cours de la justice est fournie par célérité exceptionnelle des poursuites entreprises et de la mise en examen de François Fillon, alors le candidat à l’élection présidentielle de 2017 le mieux placé, finalement condamné par un jugement du 29 juin 2020 à cinq ans de prison, dont deux de prison ferme, à dix ans d’inéligibilité et à 375.000 euros d’amende, et ce pour ‘’détournement de fonds publics’’, constitué par le fait que son assistante parlementaire, en l’espèce son épouse, n’avait pas apporté un concours effectif aux activités du député


Indépendamment des questions de fond posées par cette procédure, comme celle de savoir s’il appartient au juge de dire ce que doivent être les fonctions d’un assistant parlementaire, la précipitation avec laquelle elle avait été engagée et l’absence flagrante d’indépendance de certains de leurs collègues n’ont pas manqué d’étonner même certains membres éminents de la magistrature. L’ancien avocat général Philippe Bilger, que j’ai déjà cité, n’a ainsi pas hésité à stigmatiser le ‘‘rôle délétère’’ qu’a joué à cette occasion le Parquet National Financier. Jamais en effet on n’avait vu pareille frénésie procédurale scandaleuse. « Il y a [eu] une première phase que je qualifierais de massacre politique d’un candidat à la présidentielle, écrivait le vénérable magistrat. Il a été détruit politiquement par une procédure qui a été inspirée par le pouvoir de gauche. Il y a eu une enquête puis une information avec une mise en examen extrêmement rapide. Ce processus révèle une connivence entre le PNF, la procureure générale et le pouvoir politique de gauche. Il est évident que l’ensemble de ce processus visant un candidat et même un vainqueur potentiel de l’élection présidentielle a été organisé au niveau judiciaire et au niveau politique ». Eliane Houlette, ex-procureur du PNF, qui a reconnu par la suite devant une commission d’enquête parlementaire avoir subi, dans la gestion de l’affaire, des pressions multiples et détaillées, lui enlevant quasiment toute initiative, « aurait dû mettre le holà », juge-t-il. Comment ne pas non plus s’indigner de ce que les interventions en cause n’aient pas fait l’objet d’instructions écrites et versées au dossier, conformément à la loi ?

Un des derniers exemples d’outrances judiciaires est fourni par les poursuites contre Éric Dupond-Moretti, alors ministre de la Justice en exercice, accusé d’avoir profité de sa fonction pour régler des comptes avec trois ex-magistrats du Parquet National Financier et poursuivi pour prise illégale d’intérêts à la suite de plaintes de l’association Anticor, du Syndicat de la magistrature et de l’Union syndicale de la magistrature. Avant même d’attendre les résultats d’une perquisition au cabinet du ministre, accompagnée de la saisie des ordinateurs et des téléphones de certains de ses membres et de l’ouverture au chalumeau de vieux coffres-forts depuis longtemps vides, le garde des Sceaux fut convoqué quinze jours plus tard en vue de sa mise en examen. Ici encore un politique fut désigné comme coupable par le monde judiciaire avant même d’avoir été jugé. En réalité il n’avait fait que confirmer, en septembre 2020, une enquête administrative initiée par la ministre précédente, Mme Nicole Belloubet. Dès lors que cette enquête portait sur des pratiques judiciaires dont avaient été victimes divers cabinets d’avocats dont le sien, il aurait certes été plus inspiré en se faisant remplacer d’emblée à cet effet par un collègue, plutôt que d’attendre l’avis de ses services : pour ceux qui les estiment plus importantes que la réalité, cette mesure aurait sauvé les apparences. Mais il n’avait jamais exprimé, de quelque façon que ce soit, une animosité, un mépris, un désir de vengeance à l’égard de juges ou encore une volonté d’user à leur encontre des pouvoirs qu’il tenait de sa position et il a heureusement été relaxé.

Je me souviens aussi de la réaction de la magistrature française aux grâces présidentielles accordées par François Hollande à Jacqueline Sauvage, qui avait été condamnée pour avoir abattu son mari en invoquant pour se justifier son épuisement après quarante-sept ans de violences conjugales. Une première grâce partielle tendant à sa libération conditionnelle aurait dû lui permettre de sortir de prison, mais les juges avaient néanmoins refusé de l’élargir. Le président réagit alors en accordant à la détenue, à la veille du réveillon de Noël de 2016, une grâce complète, définitive. Elle fit fulminer l’Union syndicale des magistrats : sa présidente s’indignait d’une décision qui, disait-elle, ‘‘remet en cause les décisions de justice’’ et dénonçait ‘‘une nouvelle atteinte à l’indépendance de la justice par l’exécutif’’, en faisant l’impasse sur les pouvoirs constitutionnels accordés au président de la République, comme le souligna à juste titre le bâtonnier de Paris1

La judiciarisation de la société devient effrayante : toute épreuve doit désormais trouver son bouc émissaire devant les tribunaux. À l’époque de la pandémie du Covid-19, trois ministres, le Premier ministre Édouard Philippe et les ministres successifs des Solidarités et de la Santé Agnès Buzyn et Olivier Véran, furent ainsi convoqués devant la Cour de justice de la République pour cause de mise en danger de la vie d’autrui et d’abstention volontaire de combattre un sinistre, un délit qui suppose pourtant une intentionnalité à ne pas agir de la part des personnes poursuivies ! Philippe et Véran furent placés sous le statut de témoin assisté mais la mise en danger de la vie d’autrui fut retenue contre Buzyn par la commission d’instruction de la Cour. Sa mise en examen fut cependant annulée le 20 janvier 2023 par la Cour de cassation, qui jugea qu’elle n’était justifiée par aucun texte légal. Le 30 décembre dernier on apprenait finalement que l’enquête avait été close le 28 novembre sans mise en examen. Entretemps l’affaire aura mobilisé jusqu’à 80 enquêteurs, entraîné des actes d’instruction innombrables, dont des perquisitions de style Hollywoodien au domicile des ministres, de la porte-parole du gouvernement, du directeur général de la Santé, de la directrice générale de Santé publique France et d’autres victimes, des interrogatoires vains de centaines de personnes et la rédaction d’un million de documents, alors que ce labeur aurait pu être consacré plus fructueusement à d’autres dossiers. « J’ai eu à gérer deux épidémies, qui ne m’ont pas fait rire du tout, a déclaré Edouard Philippe : celle du Covid-19 et celle de l’ouverture de parapluies destinés à se protéger du risque pénal ».

Les péripéties ayant conduit à la chute du gouvernement Barnier en décembre dernier illustrent le danger de décisions inspirées par des considérations irrationnelles tenant à la tension entre magistrats et politiques. Dans le procès à charge de Marine Le Pen et de ses coprévenus pour l’emploi fictif d’assistants parlementaires de députés européens, le parquet, après n’avoir pu s’empêcher de faire preuve dans son réquisitoire d’une animosité dérangeante contre la prévenue, comme dans le dossier Fillon, avait réclamé que la peine d’inéligibilité qu’il requérait soit assortie de l’exécution provisoire, c’est-à-dire qu’elle s’applique immédiatement, ce qui est stupéfiant au regard des conditions usuelles de pareille mesure. En la matière l’exécution provisoire est ‘‘rarissime’’ - elle n’est en principe ordonnée qu’en cas de risque grave de récidive ou de fuite -, comme l’a souligné l’expert politique et éditorialiste Alain Duhamel, affirmant : « Les procureurs, très compétents sûrement mais quelques fois un peu bizarres, ont exhumé un système exceptionnel qui permet d’appliquer tout de suite » cette peine, même en cas d’appel. N’est-ce dans ces réquisitions disproportionnées, et curieusement motivées à certain égard, qu’il faut trouver une des causes, sinon la cause, du vote par le groupe R.N., le 4 décembre 2024, de la motion de censure présentée par la gauche, malgré ses termes dénigrants à l’égard de ce parti ? Sans doute sa participation à la censure n’était-elle pas dénuée de tout esprit de revanche dans le chef de la leader politique.

5. Débordements de compétence

J’en arrive aux dérives que constituent les empiètements du pouvoir juridictionnel sur les compétences du pouvoir politique.

En France ces dérives sont depuis longtemps pointées du doigt par de grands spécialistes et praticiens du droit constitutionnel, dont Mme Anne-Marie Le Pourhiet, ancienne professeure des universités en droit public de l’université Rennes-I et vice-présidente de l’Association française de droit constitutionnel, citée infra. Observant la dilatation de l’espace judiciaire, Me Jean-Marc Varaut, directeur des études de l’Institut de droit pénal du barreau de Paris et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, se demandait déjà en 2000 s’il fallait avoir peur des juges. Il y a trois ans, M. Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel et conseiller d’État honoraire, a publié sur la question un livre remarquable, La démocratie au péril des prétoires – De l’état de droit au gouvernement des juges. Plus récemment M. Jean- Jacques Urvoas, professeur de droit public à Brest, ancien président de la commission des lois à l’Assemblée nationale et ex-garde des Sceaux, a publié un Antimanuel de droit constitutionnel, où, au passage, il accuse le Conseil constitutionnel, exemples à l’appui, de faire de la politique et propose des améliorations possibles. Le thème fait aussi régulièrement l’objet d’articles polémiques dans la presse quotidienne.

En Belgique, en revanche, la question n’a pas, jusqu’ici, suscité de grande controverse. Trois ouvrages collectifs sur le sujet rassemblent des contributions émanant pour l’essentiel de membres de la famille judiciaire favorables aux nouveaux pouvoirs des juges. Le professeur Marc Uyttendaele, qui enseigne le droit constitutionnel à l’ULB et en préside le Centre de droit public, est, à ma connaissance, le seul à s’être inquiété de cette évolution vers le ‘‘gouvernement des juges’’. Dans un des ouvrages collectifs précités, il a évoqué ‘‘l’ivresse de pouvoir’’ de certains magistrats et formulé des propositions de réforme du rôle et de la mission de la Cour constitutionnelle et de solution des problèmes illustrés par la pratique.

6. L’affranchissement de la Cour d’arbitrage…

Il est un fait qu’une part de plus en plus large des règles qui fondent notre ordre juridique provient désormais directement de la jurisprudence plutôt que de la loi, en Belgique comme en France.

Commençons au sommet de la pyramide par notre juridiction constitutionnelle, installée en 1984 sous le nom de Cour d’arbitrage, parce que le constituant ne lui avait donné d’autre mission que de veiller au respect des règles de répartition de compétences entre les législateurs de l’État fédéral, des communautés et des régions.

La fonction législative ayant été morcelée, répartie entre plusieurs collectivités à rang égal, et l’État fédéral n’ayant aucun pouvoir, aucun contrôle sur les normes édictées par les communautés et les régions, même en matière législative, il fallait éviter que les divers législateurs ne sortent de leur domaine de compétence. C’est à cet effet que fut instituée une juridiction chargée d’arbitrer leurs conflits éventuels. À l’époque certains esprits clairvoyants se montrèrent très réservés sur cette institution dont ils craignaient les débordements - j’y reviendrai. Sa mission revenait en effet à juger, à censurer et, si nécessaire, à annuler des normes de nature législative. Pour régler des conflits dont la charge politique est évidente, puisqu’ils pourraient opposer Flamands, Wallons et Bruxellois, ne s’immiscerait-elle pas, au moins de manière indirecte, dans le processus de confection des lois, décrets et ordonnances ?

Et c’est bien ce qui s’est passé. Alors que le contentieux de l’égalité ne relevait pas au départ de sa compétence, la Cour, forte de la rédaction malheureuse par la loi spéciale du 6 janvier 1989 d’une habilitation à contrôler l’application des principes d’égalité et de non-discrimination en vue d’assurer celle-ci en matière d’enseignement, s’est arrogé des pouvoirs que le législateur n’avait pas entendu lui conférer, en faisant entrer à cette occasion dans le spectre de ses compétences l’ensemble des droits et libertés garantis aux Belges et aux étrangers se trouvant sous la juridiction belge, et ce par une extension ‘‘prétorienne’’ audacieuse du 13 octobre 1989.

Je m’explique : pour intégrer, lors de la communautarisation de l’enseignement par la réforme constitutionnelle du 15 juillet 1988, les garanties de base contenues dans le pacte scolaire en matière d’égalité de traitement et de non-discrimination entre élèves ou étudiants, parents, membres du personnel et établissements d’enseignement, le principe en a été déposé dans un article 17bis inséré dans la Constitution et le contrôle de son respect confié à la Cour par la loi spéciale précitée. Il se trouve que cette loi, qui ouvrait par ailleurs un recours à tous les justiciables, là où ce recours était réservé jusque-là aux gouvernements de l’État fédéral et des communautés et régions, visait non seulement ledit article 17bis, mais aussi, par souci de cohérence, les articles 6 et 6bis, dès lors qu’ils proclamaient eux aussi le principe d’égalité (article 6) et la prohibition de toute discrimination (article 6bis) dans la jouissance des droits et libertés reconnus aux Belges.

Mettant à profit la référence à ces deux derniers articles, la Cour a considéré que ceux-ci pouvaient être invoqués devant elle indépendamment de l’article 17bis, de sorte que le principe d’égalité et de non-discrimination trouvait à s’appliquer aussi hors de tout contentieux de l’enseignement. Elle s’est donc affranchie de l’objectif du législateur pour lequel la référence à ces deux articles formait un ensemble indissociable avec celle au nouvel article 17bis. Elle a ainsi donné au principe d’égalité une portée générale, particulièrement large, garantissant aux citoyens une jouissance sans discrimination de l’ensemble des droits et libertés fondamentaux, qu’ils soient affirmés par la Constitution ou par des conventions internationales, voire par des principes généraux du droit. Beau programme, assurément, mais qu’en est-il dans la pratique ?

Longtemps les juridictions constitutionnelles ont usé de leur pouvoir de contrôle de l’action législative avec modération. Dans plusieurs décisions, le Conseil constitutionnel français avait répété que, ne disposant pas d’un pouvoir d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement, il ne lui appartenait pas de se prononcer en l’absence d’‘‘erreur manifeste’’ du législateur. La Cour d’arbitrage avait repris la même formule dans plusieurs arrêts. Le Tribunal constitutionnel espagnol considérait que « le principe d’interdiction de toute action arbitraire de la part des pouvoirs publics, qui doit être appliqué avec une prudence extrême lorsqu’il s’agit de juger l’action du législateur, qui n’est autre que la volonté populaire, ne peut être violé que si la loi est dénuée de toute explication rationnelle. » Depuis le début du siècle cependant cette prudence a été abandonnée.

7. … devenue juge de l’opportunité de la loi…

Lors de la réforme des procédures collectives de 1997, le législateur introduisit à l’article 81 de la loi sur les faillites du 8 août 1997 l’excusabilité, une mesure ‘‘de faveur’’ entraînant l’effacement du passif du failli et lui permettant ainsi de reprendre ses activités sur une base assainie, ceci non seulement dans son intérêt mais aussi dans celui de ses créanciers ou de certains d’entre eux qui peuvent avoir profit à ce que leur débiteur reprenne ses activités sur une telle base. Le législateur ne fixa pas de conditions ou de critères auxquels le failli devrait satisfaire pour pouvoir être déclaré excusable, en sorte que le juge disposait en la matière d’un large pouvoir d’appréciation. Pour éviter les abus, le bénéfice de cette mesure était toutefois exclu de façon absolue pour les faillis condamnés pour les infractions énumérées dans cet article, notamment le vol, le faux, la concussion, l’escroquerie ou l’abus de confiance.

Deux faillis évincés de ce fait du bénéfice de l’excusabilité sollicitèrent de la Cour d’arbitrage l’annulation de l’exclusion dont ils étaient victimes. Ils reprochaient à la loi de priver le juge de tout pouvoir d’appréciation quant à la manière de commercer du failli condamné pour les infractions en cause et aux circonstances de la faillite, et de ne pas non plus limiter dans le temps l’effet de la condamnation encourue du chef de leur commission, en sorte que cette inexcusabilité perdurait, quel que soit le temps écoulé entre la condamnation susvisée et la faillite ultérieure, et indépendamment du fait que les infractions aient ou non un lien avec l’activité commerciale du failli. La disposition en cause instaurait ainsi à leur estime une différence de traitement injustifiée entre les faillis qui avaient été condamnés pour les infractions visées à l’article 81 de la loi sur les faillites et les faillis qui n’avaient pas subi une telle condamnation.

Et la Cour fit droit à leur demande : « Pareille exclusion de l’excusabilité illimitée dans le temps, absolue et automatique des faillis qui ont été condamnés pour l’une quelconque des infractions - quelle que soit l’époque à laquelle elle a été commise - énumérées à l’article 81 de la loi sur les faillites va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi : il n’apparaît pas que le fait de conférer au juge un certain pouvoir d’appréciation en la matière donnant lieu, au besoin, à une motivation spécifique, porterait atteinte aux objectifs du législateur ».

Critiquant ce premier arrêt d’annulation fondé sur le principe d’égalité en matière de faillite, le président de la Cour de cassation accusait la Cour d’arbitrage d’avoir fait « un choix de politique économique (…) sous le couvert de l’examen du principe d’égalité », se muant en juge de l’opportunité de la loi. « L’arrêt […] constitue une appréciation économique de la Cour d’arbitrage qui, sous le couvert de l’examen du principe d’égalité, fait pencher la balance en faveur du débiteur. Ce sacrifice des créanciers ordinaires au profit du débiteur laisse quelque peu perplexe. N’est-ce pas la tâche du législateur d’équilibrer les intérêts en présence ? En laissant au juge le soin de déterminer cas par cas si un débiteur condamné mérite d’être excusé, la Cour d’arbitrage élargit le cercle de ceux qui en bénéficieront. C’est un choix de politique économique qui peut prêter à discussion… C’est une voie dangereuse que de suivre le raisonnement de la Cour d’arbitrage qui se mue en juge de l’opportunité. Dans la même logique, la Cour d’arbitrage ne devra-t-elle pas examiner à la demande des créanciers ordinaires, la rationalité des privilèges ou de certains d’entre eux ? […] La remise en question devrait venir du législateur et non du juge ». Je partage totalement l’avis de ce haut magistrat, qui était au surplus un grand expert en matière de procédures collectives.

À la suite d’autres arrêts par lesquels elle a encore étendu davantage sa compétence motu proprio, le principe d’égalité et de non-discrimination a permis à la Cour d’écarter toute différenciation entre citoyens ou entre entreprises, qu’elle soit verticale ou horizontale, c’est-à-dire qu’elle émane d’un pouvoir ou qu’elle émane d’un citoyen ou d’une entreprise, lorsque les juges considèrent qu’elle n’est pas raisonnablement justifiée, autrement dit, pour reprendre les termes précités du président de la Cour de cassation, lorsqu’elle leur paraît inopportune !

8. … et muée en Cour constitutionnelle

À l’époque de la création de la Cour d’arbitrage l’éminent spécialiste du droit public qu’est Francis Delpérée s’était inquiété à juste titre de ce que le Constituant n’avait pas fixé de balises aux pouvoirs de la Cour, comme elles existent dans d’autres pays de l’Union Européenne. La loi ne donne pas d’indication sur la manière de procéder pour apprécier ce qui est ou non discriminatoire ; elle ne fournit pas de paramètres sur la manière d’évaluer ; elle ne procure pas de renseignements précis sur les valeurs qu’il y a lieu de privilégier, faisait-il observer. De ce point de vue, se demandait-il, la Cour d’arbitrage n’aurait-t-elle pas trop la bride sur le cou ? Sa jurisprudence, opinait-il, mériterait d’être mieux encadrée par le législateur. Spécialiste aussi renommée, pour sa part en matière de procédures collectives et de privilèges, Irma Moreau-Margrève, décelant aussitôt dans cet arrêt ce que réserverait la jurisprudence ultérieure de l’institution, reprochait au législateur d’avoir « installé, au coeur du système juridique, l’insécurité ».

On se serait attendu à ce que le Parlement réagisse à l’extension considérable de ses pouvoirs que s’arrogeait la Cour d’arbitrage. Il le fit, mais en sens inverse de ce qu’attendaient les auteurs de ces mises en garde. Ils ne furent pas entendus. Les nouveaux pouvoirs de la Cour furent au contraire entérinés et inscrits dans le marbre institutionnel par la loi spéciale du 9 mars 2003. De la sorte le Constituant et le législateur spécial ont ouvert une boite de Pandore, pour reprendre le qualificatif de l’époque d’André Alen, un autre insigne publiciste qui présiderait lui-même la Cour constitutionnelle de janvier 2014 à janvier 2016. La démission des députés ne fut évidemment pas payée de retour : elle encouragea au contraire la Cour à se monter toujours plus audacieuse.

Au fil des années le contentieux en matière d’égalité et de non-discrimination ne cessa de prendre de l’ampleur, au point qu’il représente aujourd’hui l’essentiel du travail de la juridiction constitutionnelle, tandis que le contentieux initial de la répartition des compétences ne dépasse pas de beaucoup les 10%. Ainsi la Cour d’arbitrage se mua-t-elle en Cour constitutionnelle, de sorte qu’en 2007, consacrant la fonction qu’elle avait réellement acquise depuis sa création, sa dénomination fut modifiée en ce sens pour officialiser cette fonction.

Dans l’exercice de cette mission, la Cour décide donc si les mesures dont elle est saisie sont ou non raisonnablement justifiées. S’agissant d’égalité, on parlera de différenciation admissible si c’est le cas. Dans l’alternative ces mesures seront qualifiées de discriminatoires. La nuance entre les unes et les autres est généralement subtile : l’inégalité est en effet le propre de la décision politique, qui repose pratiquement toujours sur des distinctions entre catégories de citoyens, et le pouvoir législatif n’est-il pas mieux à même d’apprécier ce qui peut être tenu pour raisonnable, autrement dit avisé, équilibré, judicieux, réfléchi, sage, sensé, en un mot équitable ? On peut dès lors considérer que c’est en principe, en cas de débat, à la représentation nationale, et donc à la majorité, qu’il devrait appartenir de trancher. Ce n’est qu’en cas de dérapage évident du législateur, dans la situation qui était la sienne au moment où la loi a été adoptée, que la Cour devrait pouvoir le censurer, comme on le considérait encore il y a vingt-cinq ans. N’oublions en effet pas le principe, enseigné de tout temps dans toutes les facultés de droit, que l’appréciation par le juge des comportements qui lui sont soumis, doit rester marginale et doit se porter a priori. En s’autorisant à dire ce qui est raisonnable ou non sans s’en tenir à l’évidence, la Cour fait donc bien un choix sur ce qui est opportun et ce qui ne l’est pas.

Elle se permet en outre non seulement d’écarter l’application de la loi pour des motifs d’opportunité, mais de la faire réécrire selon le programme et dans le délai qu’elle fixe lorsqu’elle estime que le dispositif légal doit être complété de nouvelles exigences, sous forme d’extensions ou de limitations, voire en quelque sorte de la réécrire elle-même lorsqu’elle censure certaines branches de ce dispositif mais non la loi dans son ensemble, alors que la loi n’aurait pas été votée comme telle, sans les dispositions censurées qui en assuraient l’équilibre politique, ou lorsqu’elle en impose une exégèse particulière par une réserve d’interprétation.

En 2016 Paul Martens, qui avait présidé la Cour constitutionnelle d’août 2009 à mars 2010, citait ainsi parmi « les pouvoirs que s’arrogent les juridictions constitutionnelles sans que le constituant les leur ait explicitement confiés : le pouvoir de censurer les lacunes des lois ; d’enjoindre aux législateurs de les combler, voire de les colmater elles-mêmes ; de maintenir, même dans le contentieux préjudiciel, les effets de normes que, pourtant, [elles] déclarent concomitamment inconstitutionnelles ; de conjurer, par l’effet de standstill, les tentations de reculade ; de rendre casuistique la fameuse séparation entre légalité et opportunité, en inventant l’erreur manifeste d’appréciation ou en maniant l’arme suprême de la proportionnalité ; de transfigurer ce ‘‘droit assourdi’’, cette soft law, qui peut abandonner sa mollesse d’origine lorsqu’elle est maniée par un juge qui choisit de lire à l’impératif ce qu’elle exprime à l’optatif. » Et il en concluait que « Le pouvoir normatif du juge, qu’on tenait jadis pour une improbable prophétie, est désormais un truisme. »

Tout en proclamant, la main sur le coeur, qu’elle juge en droit, sur la base du caractère objectif de la différence de traitement ainsi que de la légitimité de son but, de sa pertinence et de la proportionnalité de la mesure par rapport au but poursuivi, trois critères qui, je le souligne, sont éminemment subjectifs et prêtent donc au besoin à toute censure, la Cour s’autorise en réalité dans certains cas, sans viser une disposition constitutionnelle spécifique, autre que très générale comme le principe d’égalité ou le droit à la vie privée, à remettre en cause l’appréciation d’opportunité du législateur, autrement dit, dans les termes précités de Paul Martens, « de rendre casuistique la fameuse séparation entre légalité et opportunité ».

S’agissant du Conseil constitutionnel français, le même constat a d’ailleurs été dressé par M. Schoettl, lorsqu’il s’agit de savoir si les dispositions qui lui sont soumises sont ‘‘nécessaires, adaptées et proportionnées’’ à l’objectif poursuivi : « Ce ‘‘triple test’’, écrit-il, conduit le juge à exercer un contrôle toujours plus poussé et plus subjectif de la norme, équivalent à un contrôle d’opportunité». C’est de la sorte à une dangereuse subjectivation du droit positif que conduit cette pratique.

Une illustration frappante en a encore été fournie récemment chez nous par un arrêt du 26 septembre 2024 qui déclare inconstitutionnelles les dispositions législatives qui « empêchent de manière absolue l’enfant issu d’un don de gamètes d’obtenir de la part du centre de fécondation une quelconque information identifiante ou non identifiante concernant le donneur », en d’autres termes qui interdisent d’informer l’enfant sur celui ou celle qui a permis sa conception via un don de sperme ou d’ovocytes. Pour la Cour constitutionnelle, qui a cependant maintenu les effets de la réglementation sanctionnée jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle, au plus tard fin juin 2027, le législateur a manqué d’équilibre en donnant la priorité aux intérêts du donneur au détriment de ceux de l’enfant. Elle invoque à cet effet le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 22 de la Constitution, qui, décide-t-elle, « implique notamment un droit à l’identité et à l’épanouissement personnel, lequel comporte un droit à la connaissance de ses origines. » Une nouvelle fois la juridiction substitue ainsi son appréciation à celle de la souveraineté nationale sur la base d’un principe général aussi flou que noble, dont elle déduit le droit dérivé qui justifierait la solution qu’elle estime plus opportune.

Imaginez-vous la situation des donneurs, auxquels, pour assurer leur intervention généreuse et désintéressée, il a été garanti légalement que leur anonymat serait toujours préservé, et qui, à la suite de l’opinion d’une poignée de juges, risquent de se trouver exposés comme des lapins dans les phares d’une voiture, avec les conséquences éventuelles sur le plan des désordres familiaux, des contributions alimentaires, des disputes successorales… On me dit que le nombre de donneurs a chuté dramatiquement ces derniers temps ; comment ne pas le comprendre ?

Rappelez-vous par ailleurs l’action de Delphine Boël, devenue princesse grâce au fait que la règle de la possession d’état à l’égard du mari de la mère qui dominait jusque-là la matière, a, en vertu du même principe de respect de la vie privée, été jugée contraire au droit de chacun à l’établissement de sa filiation, et prioritaire, en principe, sur l’intérêt de la paix des familles et de la sécurité juridique des liens familiaux.

Derrière le faux nez de l’interprétation de la loi fondamentale, les juges constitutionnels se substituent en un mot à la représentation nationale. Se pose alors la question de savoir comment les politiques peuvent ne pas réagir, fût-ce en prévoyant des filtres à la saisine de la Cour analogues à ceux qui existent à l’étranger. La loi française prévoit par exemple un double filtre, d’abord par le juge du fond, puis par la Cour de cassation ou le Conseil d’État selon la nature de la juridiction devant laquelle la question a été posée, sur le point de savoir si la question n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel et si elle n’est pas dépourvue de caractère sérieux. Dans d’autres pays l’arrêt d’annulation est déféré au Parlement qui peut l’infirmer à une majorité qualifiée et avoir ainsi le dernier mot. Ailleurs encore peuvent être exprimées par certains juges des appréciations divergentes de celle de la majorité de la Cour (dissenting opinion). Jusqu’ici ne s’est pas esquissé dans notre pays de mouvement pour restaurer l’autorité de ses détenteurs élus au suffrage universel. Aucun débat ne semble s’imposer. Hélas… Le monde politique manque à mes yeux de clairvoyance, il ne mesure pas encore la portée de cette évolution. Il se colle des écailles sur les yeux. Et je crains qu’il sera trop tard lorsqu’il en prendra conscience. « Face au juge, déplore J.-E. Schoettl, les politiques observent le silence des agneaux, tremblant d’être accusés d’irrespect pour l’État de droit. ».

Je serais pour ma part tenté de prier « que Dieu nous protège de l’équité de la cour constitutionnelle » comme sous l’ancien régime on priait « que Dieu nous protège de l’équité des parlements ! »

9. Le gouvernement des juges

Ce qui est plus préoccupant encore, c’est que ce penchant jurislatif touche aujourd’hui l’ensemble des juridictions. Dans le domaine de leurs attributions les cours et tribunaux ont en effet suivi le mouvement lancé par la Cour constitutionnelle dans le sien, s’arrogeant des pouvoirs qui ne sont pas les leurs en labourant très profondément le vaste champ d’appréciation qu’ouvrent les principes généraux de droit, dont celui d’égalité ou celui de proportionnalité, surtout dans un contexte de médiatisation de la justice et de populisme compassionnel.

L’évolution dans ce sens a d’abord été le fait, il y a une bonne cinquantaine d’années, de juridictions internationales, comme la Cour de justice des Communautés européennes de Luxembourg, créée en 1952, et la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, instituée en 1959.

Sous l’influence des pratiques anglo-saxonnes qui ont percolé par cette voie jusque dans nos prétoires, ces deux cours ont, sous prétexte d’interprétation, suppléé à la volonté des autorités communautaires et nationales. La Cour européenne, plus particulièrement, s’est érigée pour ainsi dire en cinquième degré de juridiction, sanctionnant même des lois qui n’avaient pas appelé de critiques du Conseil d’État, de la Cour de cassation ou de la Cour d’ arbitrage. Dans le sillage d’un libéralisme inconsidéré, on en est aujourd’hui à doter des juridictions arbitrales du commerce international du pouvoir d’écarter l’application des législations nationales qu’elles jugeraient contraires aux principes de libre-échange au profit de leurs propres vues ! Les Suisses, plus réalistes que nous, s’interrogent ces temps-ci, ‘‘sur la corde raide’’ mais non pas à tort, sur la question de savoir s’il est légitime que les décisions des juges étrangers prévalent sur leurs constitutions.

Il s’observe en passant que le principe de primauté du droit de l’Union sur les législations nationales, et donc sur toutes les dispositions de droit interne, même d’ordre constitutionnel, résulte lui aussi d’une décision ‘‘prétorienne’’ de la Cour de Justice de Luxembourg, prise par un arrêt du 15 juillet 1964, et non des traités. Il n’a été déposé que dans la déclaration n° 17 annexée au traité de Lisbonne de 2007, alors qu’il l’était dans le traité lui-même, s’agissant de celui de 2004 ‘‘établissant une Constitution pour l’Europe’’, dit de Maestricht, qui n’a pas pu être mis en oeuvre.

Entre-temps était apparue la consécration jurisprudentielle des principes généraux du droit, que, sous l’influence de la mercuriale du 3 septembre 1970 de son Procureur général Walter Ganshof van der Meersch, la Cour de cassation avait haussés peu après au niveau de la loi en étendant à ces principes, comme à la loi, son contrôle de la conformité des jugements et arrêts. Les promoteurs de cette évolution étaient cependant prudents : pareil principe ne devait être reconnu que lorsque celui-ci serait susceptible de recevoir un consensus quasi général et que son application relèverait de l’évidence. La prééminence de la volonté du législateur était par ailleurs reconnue : le juge qui affirme et applique les principes généraux du droit ne devrait faire autre chose qu’interpréter la volonté du législateur. Selon un arrêt de cassation du 20 décembre 1990 les principes généraux qui y seraient contraires ne devaient pas trouver application.

Mais en pratique la mise en oeuvre de ces principes est loin de relever de l’évidence et de pouvoir facilement faire l’objet d’un consensus. Longtemps la doctrine continuerait d’ailleurs à critiquer leur caractère désespérément vague et leurs extrapolations hasardeuses. Ces principes sont en effet souvent à ce point malléables et élastiques qu’ils peuvent être assimilés aux maximes et brocards que fustigeaient déjà avant-guerre des esprits avisés, parmi lesquels Henri De Page. Le célèbre jurisconsulte s’exprimait plus précisément en ces termes-ci : « Les brocards ou maximes juridiques sont les proverbes du droit. Ce sont des vérités d’ordre général, exprimées sous une forme populaire, dont la teneur est souvent consacrée implicitement par la loi, mais pas toujours […]. Ce sont des guides pour l’interprétation du droit, mais pas toujours des guides sûrs. Aussi ne pourrait-on suffisamment mettre le juriste en garde contre le danger de maximes ou de brocards, ces vérités populaires et, parce que telles, essentiellement imprécises, qui, dans la pratique, sont invoqués à tout propos et presque toujours mal à propos ou hors de propos […]. La méfiance la plus extrême s’impose à leur égard. Les brocards et maximes ne peuvent satisfaire que les esprits superficiels. C’est auprès d’eux, d’ailleurs, qu’ils rencontrent généralement le plus de succès ».

Aussi bien, dans sa mercuriale du 1er septembre 1975, le Procureur général près la Cour de cassation Frédéric Dumon qualifiait-il encore de « dangereuse» la thèse, développée par le professeur Walter Van Gerven dans son ouvrage Het beleid van de rechter, que le juge « ne peut, dans ses options, se laisser contraindre par la règle, par la loi » et qu’il « doit, au contraire, garder ses distances, son indépendance ». L’éminent magistrat faisait valoir qu’il était « évident qu’ainsi sont manifestement confondues la mission du législateur et celle des magistrats ».

S’ajoute à cela le fait que comme l’appréciation de la constitutionnalité d’une loi par le juge ne se fait pas indépendamment du cas d’espèce qui lui est soumis et auquel elle doit être appliquée, plutôt qu’in abstracto comme lorsque l’adopte le pouvoir législatif, le recours qu’y fait ce juge ne peut pas ne pas être influencé par son empathie à l’égard de ce cas, en négligeant la recherche de la volonté du législateur supposée servir de guide .

Ainsi le jugement sur le caractère raisonnable ou non des mesures critiquées par des justiciables permet-il aux juges de l’ordre judiciaire, comme à ceux de la Cour constitutionnelle, de substituer leur appréciation à celle des décideurs. De la sorte, ce sont, pour ainsi dire, tous les magistrats qui peuvent s’ériger en juges de l’opportunité de la loi !

Clairvoyant sur le risque de dérives, Paul Martens, à l’époque juge à la Cour d’arbitrage, invitait d’ailleurs ses collègues de l’ordre judiciaire à s’abstenir, dans leur rapport à la loi, d’un « activisme séditieux » et les appelait sagement à la prudence : « n’ayant aucune légitimité élective, n’assumant qu’une responsabilité théorique et jouissant d’une inamovibilité douillette, écrivait-il, les juges cumulent les caractéristiques d’un pouvoir totalitaire : c’est à eux d’exercer le pouvoir d’arrêter leur propre pouvoir ». Mais… Verba volant !

Ainsi le droit se construit-il désormais en dehors de la loi, voire contre elle. Un peu avant 2010, le professeur Fr. Vandevenne dressait déjà ce constat : « Dans un climat de méfiance vis-à-vis des autres pouvoirs, l’institution juridictionnelle, présentée par la pensée libérale comme première gardienne des libertés, s’est peu à peu affranchie du rôle qui lui avait été assigné par les traditions de la pensée socio-économique européenne. Progressivement, les différentes branches du droit ont été contaminées par cette doctrine, qui installe le juge au premier rang des producteurs de la norme. Il en résulte désormais - c’est presque un truisme de le dire - qu’une bonne part des concepts qui fondent notre ordre juridique provient directement de la jurisprudence ».

Cette évolution est dangereuse.

Au surplus ce qui est en jeu, ce n’est pas que l’équilibre des pouvoirs. La dérive jurislative entraîne une insécurité juridique de plus en plus flagrante. Si les règles changent sans cesse, la prévisibilité des comportements futurs disparaît. À l’époque où je siégeais au Collège de résolution de la Banque Nationale, un de ses hauts fonctionnaires m’avait confié qu’il en faisait régulièrement l’expérience : « Trop souvent nos experts juridiques sont dans l’impossibilité de prédire comment un tribunal apprécierait l’action que nous envisageons de prendre dans l’intérêt des finances ou de l’économie du pays, de sorte que nous ne pouvons prendre de décisions sans beaucoup de risque. » Agir en justice, c’est désormais comme conduire sur une route verglassée, affirmait-il. Le parlementaire ne sait plus aujourd’hui si la loi qu’il vote sera consacrée ou condamnée, même lorsqu’elle a bénéficié du satisfecit préalable du Conseil d’État. Mes confrères avocats et moi avons de plus en plus de mal, si nous le pouvons encore, à prédire l’issue d’un litige et à conseiller utilement le justiciable.

Or, paradoxalement, la sécurité juridique a été érigée en principe fondamental du droit. Sans sécurité, il n’y a pas de continuité, de prévisibilité et de confiance dans l’application des lois. Sans sécurité, les individus et les entreprises ne peuvent connaître les règles légales applicables et s’y conformer sans crainte d’une modification légale ou jurisprudentielle d’application rétroactive. La sécurité juridique favorise la stabilité et, partant, le développement économique. En un mot elle contribue à une société juste, hardie et prospère. Depuis son arrêt Marckx rendu en 1979 à la suite d’un recours dirigé contre la Belgique, la Cour européenne des droits de l’homme a d’ailleurs elle-même jugé que l’obligation pour ses membres d’assurer la sécurité juridique constitue un principe général de droit supérieur aux normes nationales.

Il n’y a au reste pas que l’insécurité juridique qui est pénalisante : les changements continuels de réglementation par suite d’annulations ou d’inapplications des lois au prétexte d’inégalité de traitement ou au du fait d’interprétations parfois variées et variables, au surplus d’effet rétroactif, entraînent des frais d’adaptation plus importants qu’on ne le pense : il faut faire appel à ses spécialistes pour en mesurer exactement la portée et les effets, les administrations et les entreprises doivent revoir leurs processus, réviser leurs modèles, adapter leurs logiciels, former leur personnel, etc. Tout cela a un coût !

De ce fait, enfin, les lenteurs de la justice s’aggravent : il est si facile de faire traîner les procès en longueur en posant une QPC, une question préjudicielle (en France : prioritaire) de constitutionnalité !

Lorsqu’il était ministre de l’intérieur sous de Gaulle, Raymond Marcellin n’hésitait pas à proclamer qu’il se méfiait des juges : « Tu leur donnes un doigt, ils te prennent le bras. Un juge est un censeur. Une loi de cheval, transmise aux prétoires, deviendra une loi de dromadaire. Passée entre les mains des magistrats et de leur jurisprudence de démiurges, elle n’est plus reconnaissable… » Le trait peut paraître grossier mais, au-delà de l’hyperbole, ce constat a été en quelque sorte confirmé, heureusement avec plus de nuance et d’élégance, par Paul Martens lui-même : « La solution des litiges n’est plus dans le commandement de la loi mais dans la pesée des intérêts dont elle organise l’expression », écrivait-il déjà en 1998. « Rien n’est dans la norme elle-même mais tout dans l’interprétation », ajoutait-il, tout en admettant que le juge est ainsi « guetté par l’auto-sacralisation ». Ce que le législateur édicte ne serait plus que virtuel ; c’est le juge qui affirmerait la loi, professait-il. Il est donc bien vrai que trop souvent, passée entre les mains des magistrats et de leur jurisprudence audacieuse, avec l’autorité de leur bonne conscience, la loi n’est plus reconnaissable.

Mais il est aussi vrai que si, dans sa loi, Marcellin avait vraiment bien dessiné le cheval, les juges n’en auraient peut-être pas fait un dromadaire, m’opposa un ancien magistrat pour la défense de ses collègues lors d’un de nos échanges sur ce thème. « Généralement le juge ne se livre à une interprétation que si le législateur a mal réglé sa lunette, si les textes législatifs ou réglementaires sont équivoques. Ce qui arrive souvent… À bien écrire convenablement, on retrancherait bien des procès. » Melchior Wathelet, ministre d’État, ancien professeur de droit européen aux universités de Louvain et de Liège, ancien Vice-premier ministre et ministre de la Justice puis juge et enfin avocat général à la Cour de justice de l’Union européenne, n’avait pas tort de m’opposer cette réflexion : trop souvent le législateur et l’exécutif manquent d’attention dans la rédaction des lois et règlements, négligent de les adapter à l’évolution des réalités mouvantes, voire entretiennent délibérément la confusion lorsqu’ils ne parviennent à résoudre des désaccords politiques que par des compromis obscurs ou équivoques. La galaxie politique a ainsi une part non négligeable dans certains débordements de compétence de la galaxie juridictionnelle, celle-ci ayant alors beau jeu de clamer que nécessité fait loi, plaidait mon interlocuteur. Je ne méconnais pas cette réalité politique et j’admets, je le répète, qu’il est des cas où une interprétation créative s’impose aux magistrats. De là à opérer comme législateurs suppléants alors qu’aucun hermétisme ne le justifie, voir même à statuer contra legem, il y a un pas qui ne peut être franchi.

Quoi qu’il en soit et quelles qu’en soient les causes, le fait est qu’on se trouve aujourd’hui loin du précepte de Montesquieu, jugeant qu’il ne fallait « toucher aux lois que d’une main tremblante ». « Le juge était la bouche de la loi pour Montesquieu, résume J.-E. Schoettl, c’est désormais la loi qui est la bouche du juge. ». La bouche du juge est devenue la loi.

10. Visas syriens

À titre d’illustration de l’évolution ici esquissée peuvent être notamment cités les litiges concernant l’octroi de visas qui firent l’objet d’une très large attention des médias.

Théo Francken, secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, avait refusé d’octroyer un visa humanitaire sollicité à l’ambassade de Belgique à Beyrouth par un couple syrien qui tentait de fuir Alep avec ses trois enfants au motif cela constituerait un « précédent dangereux » qui ferait perdre à la Belgique « le contrôle de ses frontières ». L’administration qu’il coiffait, l’Office des étrangers, avait rejeté la requête en estimant qu’en sollicitant un visa à validité territoriale limitée pour introduire ensuite une demande d’asile en Belgique, la famille syrienne en question avait manifestement l’intention de séjourner plus de 90 jours chez nous. De surcroît, l’Office jugeait que les États membres n’étaient pas obligés d’admettre sur leur territoire toute personne vivant une situation catastrophique, contrairement à ce que soutenaient les demandeurs en invoquant des conventions internationales.

En degré d’appel le Conseil du Contentieux des Étrangers décida au contraire de leur octroyer le précieux sésame. Comme Francken refusait de donner suite à cette décision, redoutant de créer un précédent qui pourrait avoir à son estime « d’énormes répercussions pour la politique belge et européenne d’asile », le tribunal de première instance de Bruxelles condamna l’État belge à délivrer les visas ou laissez-passer demandés, et ce sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard et par membre de la famille, et sa décision fut confirmée en degré d’appel.

D’où cette question : est-ce au juge de décider qui mérite un visa ou au pouvoir exécutif ? La condamnation était-elle justifiée ? Si le refus opposé par le secrétaire d’État à l’octroi de visas avait manifestement enfreint la loi ou une disposition de valeur législative, comme un traité, on comprendrait évidemment le tribunal. Mais ce n’était pas le cas. Le juge avait simplement une autre vision de la politique d’asile et de migration que le ministre qui en avait cependant la responsabilité. Il considérait, au contraire du pouvoir exécutif, qu’un devoir d’humanité devait en l’occurrence prévaloir sur la loi ou permettre son interprétation ou celle du code communautaire dans un sens favorable aux demandeurs.

« Le juge est là pour trancher les différends, quels qu’ils soient », s’indigna un magistrat de mes amis ! « Si le ministre refuse un visa à des réfugiés qui connaissent une situation catastrophique, il va de soi qu’un tribunal doit pouvoir l’y obliger pour des raisons humanitaires et le condamner sous astreintes. Les lacunes législatives doivent pouvoir être comblées ». Non, lui ai-je répondu, la mission du juge est d’appliquer la loi, et non de se substituer au législateur ou à l’administration.

La Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’une question préjudicielle dans une affaire similaire par le C.C.E., soucieux de clore la polémique, a d’ailleurs finalement donné raison au secrétaire d’État. Dans son arrêt du 7 mars 2017 elle a estimé que le droit de l’Union n’oblige pas les États membres à accorder de visas humanitaires à des personnes qui souhaitent demander l’asile sur leur territoire. Elle s’en est tenue au droit, contrairement aux juges belges qui avaient fondé leur décision sur des considérations humanitaires d’opportunité, qui n’étaient pas de leur ressort.

11. Faut-il rouler à droite ou à gauche ? Qu’est-ce qui est raisonnable au Bois de la Cambre ?

On se rappellera par ailleurs que la ville de Bruxelles a voulu fermer en tout ou en partie les boucles du Bois de la Cambre à la circulation motorisée pour préserver ce poumon vert. Des communes voisines et des habitants et entreprises de sa périphérie se sont plaints de ce qu’à la suite du report consécutif de la circulation dans les quartiers avoisinants la mobilité y était devenue chaotique et particulièrement lente. La justice, pour résumer simplement, a ordonné en référé la réouverture d’une partie de la voirie du nord du bois et ordonné la mise à double sens d’une autre. Pour quel motif ? Le tribunal, puis la cour d’appel, ont jugé que certaines des mesures arrêtées par la ville étaient déraisonnables ! Est-ce au pouvoir judiciaire de décider si le bois peut ou non être fermé, ou à l’administration compétente en matière de circulation ?

12. Juges du Parlement

Les juges se sont aussi arrogé le droit de juger de l’adéquation des décisions du pouvoir législatif en recourant à une application étendue des règles de responsabilité civile ou de substituer leurs décisions à celles du pouvoir exécutif en recourant à la notion de violation de l’obligation générale de prudence ou de carence fautive.

Ainsi a-t-on vu la Cour de cassation, par son arrêt Ferrara Jung, sanctionner le Parlement parce que, faute d’entente entre néerlandophones et francophones, ses membres n’avaient pu s’accorder sur la nomination de nouveaux juges bilingues, ce qui aurait été la cause d’un arriéré judiciaire intolérable !

« Il s’agit d’un litige monté de toutes pièces pour faire condamner l’État belge en raison de l’arriéré judiciaire dans les juridictions bruxelloises », jugeait Marc Uyttendaele : « La Cour de cassation, dans un arrêt du 28 septembre 2006, engage la responsabilité de l’État, non pas pour avoir adopté une norme législative jugée inconstitutionnelle par la Cour constitutionnelle ou jugée contraire à une disposition du droit international, par une juridiction internationale, mais bien pour ne pas avoir légiféré de manière adéquate ou suffisante pour permettre à l’État de respecter l’article 6.1. de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En ce faisant, la Cour de cassation s’érige en juge des choix d’opportunité du législateur dans une matière où il n’a aucune compétence liée. Il n’est pas admissible, dans un régime démocratique, qu’un juge se substitue ainsi aux assemblées parlementaires, composées d’élus du peuple, dans l’appréciation de l’opportunité d’une intervention législative. »

Le distingué constitutionnaliste y a vu une expression de la « volonté de puissance de la Cour de cassation » en observant qu’elle avait « reporté ainsi sur le législateur l’intégralité d’une faute dont tout observateur impartial doit reconnaître [s’agissant de l’arriéré judiciaire] qu’elle est également imputable aux organes du pouvoir judiciaire. ».

La cour d’appel de Bruxelles a même condamné l’État du fait de la faute prétendument commise par une commission parlementaire exerçant son droit d’enquête, mais son arrêt, qualifié d’‘‘insensé’’ par le professeur Delpérée dans une opinion de presse et critiqué en doctrine, et a heureusement été mis à néant par la Cour de cassation.

Et la même cour d’appel a encore ordonné à l’État de présenter à la Chambre des représentants un projet de loi tel celui reproduit dans son arrêt, à insérer dans la loi budgétaire suivante, en considérant que les déclarations politiques d’intention d’un ministre et d’un gouvernement démissionnaires engageaient unilatéralement les gouvernements ultérieurs, et donc l’État, à les mettre en oeuvre ! Cette fois encore sa décision a heureusement été censurée par un arrêt du 3 juin 2022 de la cour suprême.

Dans cette affaire la ministre de la Santé Laurette Onkelinx avait adressé les 21 et 22 avril 2010 au conseil de certains défendeurs en cassation une lettre et diffusé un communiqué de presse officiel annonçant qu’à sa demande le gouvernement avait accepté de réserver un montant de cinq millions d’euros au bénéfice des victimes de la thalidomide et qu’elle préparerait un avant-projet de texte à insérer dans le projet de loi-programme accompagnant le premier ajustement budgétaire 2010 en vue de son versement à une fondation encore à créer, qui serait chargée de le répartir entre les personnes concernées. Toutefois, par une lettre du 17 mai 2010, la ministre avait fait savoir qu’en raison de la chute et de la démission du gouvernement depuis le 26 avril, sans qu’il n’ait eu le temps d’examiner le projet qu’elle avait annoncé, et de ce que, n’étant chargé que d’expédier les affaires courantes sans pouvoir prendre de nouvelles initiatives, la décision appartiendrait à l’exécutif suivant.

L’État fut néanmoins condamné, aux motifs que « cet engagement par déclaration unilatérale de volonté ainsi extériorisé l’a été sans être assorti d’une quelconque réserve et que, accepté par les [défendeurs], il lie l’État belge non seulement envers les [défendeurs] qui en exigent le respect mais envers toute personne dont il sera démontré qu’elle souffre de malformations congénitales liées à la prise par la mère pendant la grossesse d’un des médicaments distribués en Belgique par la firme [responsable] contenant de la thalidomide »

Parmi les motifs retenus par la Cour de cassation figurait d’une part le fait qu’il n’était pas établi que tous les défendeurs ou certains d’entre eux auraient accepté un quelconque engagement par déclaration unilatérale de volonté de l’État belge ; et d’autre part la considération de droit que « le pouvoir d’initiative législative est réservé au Roi et [qu’] aucune disposition constitutionnelle, légale ou réglementaire ne confie tout ou partie de ce pouvoir au conseil des ministres ou à un ministre seul. » En un mot la condamnation prononcée par l’arrêt « méconnaissait la portée des missions confiées aux pouvoir exécutif, lequel doit être en mesure d’exercer ses compétences et d’apprécier l’opportunité de son action… » ; parallèlement, ajoutait la Cour, « elle dépasse manifestement la portée des compétences du pouvoir judiciaire et revient pour celui-ci à s’immiscer dans l’exercice de la fonction législative et dans le processus d’élaboration des lois, que la Constitution ne lui attribue pas. »

Imagine-t-on le Parlement condamnant des juges ou annulant une décision de justice ? Comment le contraire pourrait-il être admis ?

13. Juges de leur propre salaire

Sur cette lancée on a encore vu des juges faire droit à l’action de 861 de leurs collègues ayant assigné l’État en paiement d’un complément de salaire au seul motif qu’un boni analogue, qualifié de ‘‘prime Copernic’’, avait été alloué en 2002 aux agents de l’État, alors même qu’elle ne l’avait été qu’en compensation du surcroît de travail administratif consécutif à la réforme des ministères baptisée du nom du célèbre astronome.

Le malaise que suscite l’arrêt en cause est aggravé du fait que ses auteurs ne se sont pas formalisés du conflit d’intérêts dans lequel les mettait la demande qui les invitait indirectement à statuer sur leurs propres droits civils, puisque leur décision revenait à octroyer une hausse de leur paye à tous les magistrats, et donc à ces auteurs eux-mêmes. Et dans cette affaire d’augmentation de salaire comme dans celle concernant les nominations des juges, ce malaise est encore renforcé par la célérité avec laquelle elles ont été traitées par les juridictions saisies. Dans la première l’arrêt d’appel du jugement favorable du tribunal de première instance de Bruxelles, rendu le 24 mai 2005, fut ainsi prononcé dès le 28 novembre de la même année. Et dans la seconde le tribunal avait rendu son jugement en six mois et la décision de la cour d’appel avait été rendue sept mois plus tard.

« Le sentiment de suspicion né du manque d’impartialité des juridictions intervenues dans cette affaire est renforcé encore par la célérité avec laquelle l’affaire a été mise en état, commentait M. Uyttendaele : « Il est, en effet, singulier de constater que c’est à une vitesse qui frôle le ‘‘supersonique’’ – à peine plus de six mois – que le premier juge a été amené à rendre sa décision. La cour d’appel n’est pas demeurée en reste. En effet, sa décision est rendue sept mois après le prononcé de la décision de première instance. Qui, eu égard à ces délais, oserait encore affirmer qu’il existe un arriéré judiciaire dans le ressort de la cour d’appel de Bruxelles et que les autorités judiciaires manquent à ce point cruellement de moyens qu’il est impossible de connaître des affaires à heure et à temps ? Ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater que s’il a fallu cinq ans et demi pour que cette affaire connaisse son dénouement, c’est parce que la Cour de cassation a mis plus de quatre ans pour rendre sa décision. De là à considérer que l’arriéré judiciaire s’explique autant sinon plus par la qualité de l’organisation des juridictions et par la célérité des plaideurs que par l’environnement législatif dans le cadre duquel ils exercent leurs fonctions, il y a un pas que l’on est enclin à franchir ».

S’agissant de rémunération, un premier président irait en 2022 jusqu’à opiner que le traitement des ministres et députés et celui des juges devraient être équivalents.

14. Une justice militante, plutôt qu’impartiale ?

« La justice des années 2020 sera militante ou ne le sera pas », a osé faire valoir la juge Manuela Cadelli, présidente de l’Association syndicale des magistrats de Belgique, en défendant ardemment la thèse que la magistrature aurait plus qu’une fonction juridictionnelle, plus aussi qu’une mission créatrice par la jurisprudence. Quoique non élu, le juge serait détenteur d’une mission sacrée de nature politique qui lui permettrait d’outrepasser la loi.

Elle soutient qu’un testament aurait été « déposé entre les mains des acteurs de justice, institués alors gardiens des promesses solennellement faites au sortir de la Libération » et croit pouvoir en conclure que « la justice est un pouvoir dogmatique, débiteur depuis la Libération de la restauration et de la sauvegarde des droits humains. C’est dès lors nécessairement un pouvoir politique et ses acteurs ne doivent pas s’en excuser. Bien mieux, ils doivent désormais le revendiquer comme proprement vertueux et s’engager contre les graves errances autoritaristes, racistes, scientistes et économistes de l’époque qui en menacent le sens et en compromettent l’efficacité et l’indépendance. »

De la sorte serait pleinement rencontrée « la condition de légitimité de principe des acteurs de la justice non élus (…) comme l’est pareillement leur capacité démocratique à interpréter, écarter, contrarier les lois. ». « Gardien des promesses », le juge devrait être « un militant politique », « engagé publiquement contre les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la pérennité de la refondation démocratique voulue en 1945, et contre les atteintes qui l’empêchent de jouer ce rôle essentiel ». « Je prétends donc, conclut-elle, que pour conjurer les régressions qui semblent promises par la décennie qui vient, la justice étatique, porteuse de tant de promesses mais fragile comme jamais depuis 75 ans, sera militante ou existentialiste, ou cessera purement et simplement d’exister en tant que contre-pouvoir vertueux au service de la démocratie. ».

Le juge ne devrait donc pas se borner au rôle de tiers impartial ; bien au contraire sa mission serait de transformer la société. Cette conception rappelle celle Oswald Baudot, substitut à Marseille et membre actif du Syndicat de la magistrature fondé en 1968, qui adressa en août 1974 à ses collègues débutants cette harangue indigne d’un auxiliaire de justice, indépendamment de son humanisme : « Dans vos fonctions, ne faites pas un cas exagéré de la loi et méprisez généralement les coutumes, les circulaires, les décrets et la jurisprudence. Il vous appartient d’être plus sage que la Cour de cassation, si l’occasion s’en présente… Soyez partiaux. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, qui ne pèsent pas d’un même poids, il faut que vous la fassiez pencher un peu d’un côté… Examinez toujours où sont le fort et le faible qui ne se confondent pas nécessairement avec le délinquant et sa victime. Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour l’écrasé contre la compagnie d’assurance de l’écraseur, pour le malade contre la sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice.».

Les adeptes de l’association syndicale se plaignent par ailleurs du fait que critiquer les juges, ce serait devenu une mode de plus en plus déplaisante. Exprimer un avis sur ce que les juges ont décidé, ce serait une forme de mise sous pression ! Comme si toute critique était exclue, dès lors qu’elle concernerait le pouvoir judiciaire. Où serait alors la liberté d’expression ?

15. Pour conclure le débat

La magistrature peut parfaitement être une force de mouvement, inspiratrice de courants dans le champ politique et le champ social. Mais dans l’exercice de son office juridictionnel il n’appartient pas au juge de s’affranchir de la loi, et de prendre des décisions à caractère politique. Je l’ai dit en tête de cette contribution : l’interprétation lui offre le champ nécessaire pour participer à l’accommodation des textes aux réalités évolutives de la société. Mais si son office lui commande d’interpréter la loi, il ne lui appartient pas de l’écarter à son gré. Interpréter, en droit, c’est dégager le sens exact d’un texte qui parait peu clair; ce n’est pas donner à un texte une portée personnelle dictée par ses seuls sentiments ou convictions au détriment du sens littéral ou des intentions de son auteur. Dans nos systèmes de droit civil, autrement peut-être que dans ceux de la common law, le juge ne dispose pas d’un pouvoir autonome lui permettant de s’affranchir librement dans ses décisions des dispositions normatives qu’il lui appartient d’appliquer. Il n’a pas de droit de véto discrétionnaire sur les choix politiques. Le gouvernement des juges, écrivait le doyen George Vedel, grand spécialiste français du droit public et membre du Conseil constitutionnel de 1980 à 1989, « commence quand ceux-ci ne se contentent pas d’appliquer ou d’interpréter des textes, mais imposent des normes qui sont en réalité des produits de leur propre esprit ».

En démocratie, le rôle du juge est d’appliquer strictement la loi dans les litiges qui lui sont soumis, a confirmé Anne-Marie Le Pourhiet, et c’est une dérive que de l’étendre vers le contrôle du contenu des lois. Je la cite : « Si la loi est le produit de la volonté de tous, comme l’exige la démocratie, elle ne peut pas être en même temps le fruit de la volonté aristocratique de quelques magistrats ». Dans un État de droit on ne peut admettre que le souverain devienne captif et impotent, placé sous tutelle d’oligarchies juridictionnelles. « Le discours contemporain lénifiant sur l’État de droit et la multiplication conséquente des procédures permettant à des juges politiquement irresponsables d’adresser des injonctions au pouvoir démocratique, ont eu pour effet collatéral de transformer le citoyen en ayant-droit, d’affaiblir le civisme et donc de compromettre l’intérêt général et d’affaiblir l’État », a encore écrit cette spécialiste. « La meilleure Cour suprême, juge-t-elle, c’est le peuple » (entendez : leurs représentants élus).

Aujourd’hui le politique et le juridictionnel vivent encore côte à côte, il ne faudrait pas qu’ils en arrivent à vivre face à face. « Dans un régime de séparation des pouvoirs », écrivait Henri De Page, le plus célèbre de nos magistrats et professeurs de droit que j’ai déjà cité, « tout ce qui touche à l’ordre politique n’est pas de la compétence du juge, et ce serait folie d’entrer dans une autre voie ». Peut-on espérer que nos magistrats reviennent à cet enseignement sage ? Sinon, quelles réformes faudra-t-il introduire pour l’imposer?

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