Dans un récent arrêt rendu en chambre plénière le 19 juin 2025 (n° F.23.0037.F), la Cour de cassation a confirmé une nouvelle fois l’application de la doctrine dite « Antigone » en matière fiscale.
La problématique soulevée par cette jurisprudence consiste à déterminer si l’administration fiscale peut se fonder sur une preuve obtenue de manière irrégulière pour établir une imposition et, dans l’affirmative, à quelles conditions.
Cette décision relance un débat fondamental sur la portée du principe de légalité et d'ordre public, des exigences procédurales et de l’équilibre – toujours délicat – entre efficacité administrative et respect des droits du contribuable.
Consacrée initialement en droit pénal par un arrêt du 14 octobre 2003, la doctrine Antigone prévoit que l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas automatiquement son exclusion. La preuve irrégulièrement obtenue ne doit être écartée que si l’une des trois conditions suivantes est remplie :
Depuis l'arrêt de cassation du 22 mai 2015 (Cass., F.13.0052.F), cette jurisprudence a été étendue au contentieux fiscal. L’administration fiscale peut donc, en principe, se prévaloir d’une preuve irrégulière, sous réserve du respect des principes de bonne administration et du droit à un procès équitable.
La nouveauté de l’arrêt du 19 juin 2025 tient dans la manière dont la Cour érige désormais cette jurisprudence en norme juridique autonome qui, sans revêtir la forme d'une loi au sens formel, répond aux exigences d'accessibilité, précision et prévisibilité découlant de l’article 16 de la Constitution et de l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la CEDH (droit de propriété).
Appliqué en matière fiscale, la jurisprudence Antigone (et ce nouvel arrêt) soulève(nt) différentes critiques dont nous reprenons les principales.
Comme l’a relevé le tribunal de première instance du Hainaut dans une décision remarquée du 6 septembre 2024, l’utilisation d’une preuve obtenue en méconnaissance d’une règle légale, notamment lorsqu’elle porte sur les conditions de consultation d’un dossier pénal – en l’espèce, absence d’autorisation du procureur général – remet en cause le principe de légalité.
En autorisant le recours à une preuve illégale, le juge fiscal « contourne » la règle légale de fond, au risque d’instituer une imposition sans fondement juridique clair.
À notre sens, la jurisprudence Antigone soulève également des difficultés au regard des principes de strict interprétation et d’ordre public. L’administration fiscale ne dispose, en effet, que des pouvoirs et prérogatives que lui confère la loi, et la procédure fiscale doit être respectée avec la plus grande rigueur. En ce sens, l’application de la doctrine Antigone, qui permet d'outrepasser ces limites, apparaît problématique par nature.
Alors que le contribuable ne peut se prévaloir d’une preuve obtenue irrégulièrement sans s’exposer à un rejet ou à une sanction, l’administration bénéficie d’une forme de « tolérance répressive ». Cette dissymétrie semble heurter le principe d’égalité des armes, composante essentielle du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la CEDH.
Selon nous, en consacrant, dans ce nouvel arrêt, une norme non écrite de cette portée, la Cour de cassation confère au juge un pouvoir d’appréciation qui dépasse largement le cadre légal. Cette évolution interroge sur la place du juge dans l’architecture fiscale et sur les risques d’insécurité juridique.
La consécration jurisprudentielle d’une norme non écrite dans la matière rigoureuse qu'est le droit fiscal suscite de vives inquiétudes. Le fait que l’arrêt ait été rendu en chambre plénière lui donne d'ailleurs un poids supplémentaire. On peut ainsi se demander si la Cour de cassation ne vient pas de libérer le contenu d'une boîte de pandore déjà entrouverte.
La procédure fiscale, en tant que matière d’ordre public, impose une rigueur formelle. En érigeant Antigone comme norme autonome, la Cour offre pourtant de la souplesse à un domaine qui n'est pas censé en connaître. La procédure se doit, en effet, de répondre à une rigidité par essence ; cela dans le but d'en garantir le respect et de protéger les contribuables.
Plutôt que d'appuyer la doctrine Antigone, une solution plus pertinente aurait été d'encadrer législativement l’utilisation de preuves recueillies illégalement. Il est regrettable que cette décision intervienne, alors même que des initiatives parlementaires avaient été amorcées pour répondre à cette problématique.
L’usage de preuves obtenues illégalement doit rester l’exception, non devenir la règle.
Par cet arrêt, la Cour de cassation confère à la doctrine Antigone une souplesse et une capacité d’évolution qui ne sont pas sans danger. Il faut rappeler que les principes généraux du droit fiscal – tels que celui de la bonne administration – ont pour vocation principale de limiter les pouvoirs de l’administration, non de les étendre.
L’équilibre entre efficacité administrative et respect des droits fondamentaux demeure fragile. Si la jurisprudence Antigone semble aujourd’hui consolidée, elle continue d'interroger.
Un débat de fond s’impose, tant sur le plan doctrinal que législatif, sur la manière de concilier efficacité administrative et État de droit.