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Abus fiscal – l’affaire nordcurrent group: un tournant majeur dans le cadre de l’abus fiscal des sociétés filiales / holding en Europe ?

Le 3 avril dernier la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a rendu un arrêt intéressant dans l’affaire désormais connue sous la référence « Nordcurrent Group UAB C-228/24 » .

Cet arrêt qui a déjà fait l’objet de commentaires sommaires est intéressant car il constitue un jalon important dans l’interprétation et l’application de la clause anti-abus reprise dans la Directive Mère-Fille (Directive 2011/96/UE, modifiée par la Directive 2015/121/UE) qui, on le sait, vise à éliminer la double imposition des dividendes transfrontaliers au sein de l’Union Européenne, en favorisant la libre circulation des capitaux et l’intégration économique.

La portée de cette décision de la CJUE est d’autant plus significative qu’il nous semble qu’il s’agit de la première fois qu’elle se prononce très spécifiquement sur l’application de la clause anti-abus de la Directive Mère-Fille à propos de dividendes reçus par une société mère. Cette décision vient ainsi compléter sa jurisprudence relative aux fameux « arrêts danois »¹ à propos des retenues à la source.

Comme cette décision apporte des éclaircissements importants sur les conditions dans lesquelles l’exonération de dividendes prévue par la directive Mère-Fille peut être refusée si un montage est jugé « non authentique », il nous a semblé utile de tenter de résumer, décrypter et décortiquer en termes simples les enjeux complexes de cette affaire, en la rendant aussi accessible et compréhensible que possible, en traduisant le langage juridique et fiscal en enseignements pratiques simples et recommandations concrètes.


1. L’AFFAIRE « NORDCURRENT GROUP », C’EST QUOI ?

L’affaire « Nordcurrent Group » trouve son origine dans la structuration internationale d’une entreprise lituanienne dénommée Nordcurrent Group UAB (ci-après : « Nordcurrent »), spécialisée dans le secteur de la création et de la distribution de jeux électroniques.

En 2009, Nordcurrent souhaite développer ses activités au Royaume-Uni mais y rencontre des difficultés techniques qui, a priori, l’empêchent de développer cette activité sans y constituer une filiale locale. Elle y crée donc une filiale qui, selon les explications reprises dans l’arrêt de la CJUE, a pour objet d’agir comme « intermédiaire » pour la vente et la distribution de jeux vidéo. La filiale assure ainsi la liaison entre la société mère lituanienne et diverses plateformes de publicité ainsi que de distribution de jeux situées au Royaume-Uni.

En 2017, suite à la conclusion d’un accord avec la plateforme Google, il est exposé que les activités de la filiale britannique sont transférées à la maison mère lituanienne.

Courant 2018 et 2019, la filiale britannique distribue d’importants dividendes à sa maison mère lituanienne alors que, visiblement, elle n’a plus de réelle activité sur le sol britannique :

a) Nordcurrent reconnaît ainsi qu’« au cours de l’année 2018, l’organisation des activités aurait été modifiée, tous les risques liés à la création de jeux, au financement de cette création et aux dépenses publicitaires auraient été transférés de la filiale à Nordcurrent (la maison mère lituanienne). Ce serait cette dernière société qui aurait, dès lors, détenu tous les droits sur les jeux, la filiale restant uniquement en charge de leur distribution » et qu’« à partir de la fin de l’année 2019, plus aucune activité de distribution de jeux et d’achat de publicités n’aurait été exercée à travers la filiale… ».

b) L’administration fiscale lituanienne constate et expose de son côté :

  • que durant cette période 2018–2019, la filiale britannique de Nordcurrent ne disposait plus, au Royaume-Uni, « de ressources humaines correspondant au grand nombre de jeux distribués, de clients et de canaux de vente, la seule employée de celle-ci étant sa directrice, qui dirigeait en même temps sept autres sociétés » ;
  • que « … la filiale ne disposait ni de son propre lieu d’activité ni de biens matériels au Royaume-Uni » ;
  • et qu’« un grand nombre d’entreprises, à savoir 97 110, auraient été enregistrées à la même adresse que la filiale, (…) fournie par l’intermédiaire d’un service d’enregistrement de sièges d’entreprises dans ce pays ».

Fin 2019, la filiale britannique, n’ayant plus d’activité, est mise en liquidation en 2020.


2. LA RÉACTION DES AUTORITÉS FISCALES

Fort de ces constats, les autorités fiscales lituaniennes entendent refuser l’application de l’exonération de dividendes à Nordcurrent pour les années 2018 et 2019 : la raison et le cœur de l’accusation reposant sur la qualification de Nordcurrent Ltd (c.-à-d. la filiale de Nordcurrent) comme étant un « montage non authentique » (ou « non-genuine arrangement »), c’est-à-dire une structure établie principalement dans le but d’obtenir un avantage fiscal !

Les arguments développés par les autorités fiscales lituaniennes pour étayer cette qualification étaient les suivants :

  • Durant les années 2018 et 2019, la filiale britannique n’aurait exercé aucune réelle activité, ni de création ni de distribution de jeux sur le territoire britannique.
  • La filiale ne disposait que d’un seul employé, son directeur, également gérant de sept autres sociétés, insuffisant au regard du volume d’activités de distribution.
  • Toutes les activités étaient menées directement par les employés de la maison mère, ayant accès aux plateformes utilisées par la filiale pour la publicité et la distribution.
  • Nordcurrent Ltd n’avait pas de bureaux propres ni d’actifs matériels significatifs au Royaume-Uni.
  • Domiciliation partagée : 97 110 sociétés enregistrées à la même adresse que la filiale, via un service de domiciliation.


3. PREMIÈRES RÉFLEXIONS INTERMÉDIAIRES

On reconnaît dans cette situation et les arguments des autorités fiscales lituaniennes une préoccupation générale partagée : l’exigence d’une substance économique continue et proportionnée aux activités, notamment au moment des distributions de bénéfices. Les critères traditionnels de « substance » (locaux, personnel, actifs physiques) se heurtent ici aux modèles économiques dématérialisés, où la valeur est créée par des actifs immatériels et des réseaux. Cette affaire illustre le défi pour les administrations fiscales d’adapter leurs méthodes d’évaluation de la substance aux spécificités des entreprises numériques, et, inversement, pour ces entreprises de démontrer la réalité économique de leurs structures.


4. ARGUMENTAIRE DE NORDCURRENT

Face à la contestation fiscale, Nordcurrent avance notamment :

  • La filiale britannique était nécessaire dès 2009 pour des raisons commerciales valables, en tant qu’intermédiaire pour la distribution de jeux.
  • La nature des activités numériques ne nécessitait ni bureaux physiques ni un personnel nombreux : un seul directeur était suffisant pour gérer des accords standards.
  • Le transfert progressif des fonctions et risques à la maison mère était une évolution naturelle du modèle d’affaires, non une manœuvre fiscale.
  • Aucun avantage fiscal réel n’était recherché : le taux d’IS au Royaume-Uni (24 %) était supérieur à celui de la Lituanie (15 %) durant la période concernée.
  • La filiale n’était pas une « société relais » au sens des arrêts danois : elle générait des revenus de ses propres activités.


5. SECONDES RÉFLEXIONS INTERMÉDIAIRES

L’argument de Nordcurrent souligne la nécessité d’une documentation appropriée des décisions au moment où elles sont prises, afin de pouvoir justifier, en cas de contrôle ultérieur, la légitimité économique de l’évolution du montage initialement valide.


6. QUESTIONS PRÉALABLES POSÉES À LA CJUE

Les autorités fiscales lituaniennes saisissent la CJUE de trois questions d’interprétation de la clause anti-abus de la Directive Mère-Fille :

  • a) Peut-on refuser l’exonération de dividendes si la filiale est un « montage non authentique », même si elle ne relève pas de la définition de « société relais » et que ses bénéfices proviennent de ses propres activités ?
  • b) Faut-il se limiter à la situation au moment du versement des dividendes, ou prendre en compte l’ensemble des circonstances, y compris historiques ?
  • c) La simple qualification de la filiale comme « montage non authentique » suffit-elle à établir un avantage fiscal abusif, et la comparaison des taux d’imposition est-elle pertinente ?


7. RÉPONSES DE LA CJUE

7.1. Portée de la clause anti-abus

La CJUE confirme que la clause anti-abus de la Directive Mère-Fille est d’application générale : elle ne se limite pas aux seules « sociétés relais », mais couvre tout montage considéré comme « non authentique ».

7.2. Approche « holistique »

La Cour exige une approche globale, tenant compte non seulement de la situation au moment de la distribution de dividendes, mais aussi des circonstances antérieures à la création et tout au long de l’existence de la structure. Un montage légitime à l’origine peut devenir abusif si, avec le temps, sa substance ne suit plus l’évolution de ses fonctions et risques.

7.3. Élément subjectif d’avantage fiscal

La qualification de « montage non authentique » constitue l’élément objectif. Il faut, en complément, établir que la recherche d’un avantage fiscal constituait l’un des principaux objectifs du montage. La comparaison des taux d’imposition et la charge fiscale effectivement supportée sont des éléments pertinents pour apprécier cette intention.


8. CONCLUSION

L’affaire Nordcurrent marque un tournant majeur : elle inscrit la clause anti-abus dans une dynamique de cohérence et de justification continue des montages fiscaux. Les structures, même initialement valables, doivent évoluer avec leurs fonctions économiques sous peine d’être requalifiées. Les entrepreneurs et dirigeants doivent désormais veiller à la substance continue de leurs montages : documentation rigoureuse, cohérence temporelle et justification économique permanente sont les nouveaux impératifs de la compétitivité et de la légitimité fiscale.


¹ Arrêt du 26 février 2019 – T Danmark et Y Denmark ApS C-116/16 et C-117/16, EU:C:2019:135.

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