
Dans le cadre de l'hommage à Gérard Delvaux effectué lors du passage de flambeau en tant que Président de l'Ordre des Experts-comptables, mais surtout après une carrière remarquable, l'OECCBB a réalisé à son attention un liber Amicorum dont nous publierons chaque samedi, pendant les prochains mois, les différentes publications.
« Quoi d'imprévu pour qui n'a rien prévu ? » Paul Valery
C'est une évidence. Notre société démocratique européenne vit les moments les plus difficiles de son histoire depuis la seconde guerre mondiale, au point de craindre pour sa survie. Les phénomènes impactant s'additionnent et déstabilisent les gouvernements, que ce soit la guerre en Ukraine, à Gaza, ou les montées de l'extrême droite dont les partis dirigent maintenant certains pays presque limitrophes. Et comment l'Europe subira-t-elle l'arrivée de Trump au pouvoir ? A tous ces événements qu'on ne maîtrise plus s'ajoute la prolifération des criminalités et des conséquences catastrophiques qu'elles génèrent, par les effets du blanchiment d'argent et de la corruption notamment. Une fragilisation permanente à laquelle la profession d'expert comptable est confrontée, comme toutes les professions du chiffre, énumérées dans la loi du 18 septembre 2017. Les chiffres planétaires sont terrifiants : les experts des Nations Unies évoquent jusqu'à 6% minimum du PIB brut mondial le montant de chacune de ces infractions.
J'ai choisi de parler de cette fragilisation en évoquant deux phénomènes imprévisibles auxquels nous avons été confrontés ; la crise financière de 2008 et le Covid.
Il existe plusieurs points communs entre ces deux phénomènes. Le premier est très certainement le fait qu'on ne les a pas vu venir et que, du jour au lendemain, la terre entière en subissait les effets de plusieurs natures, dont un impact financier déstabilisant les économies planétaires. Un autre point commun est la prolifération criminelle des organisations mafieuses qui en ont profité.
Les prémisses de la crise sont apparues par étapes et ont totalement échappé à l'analyse des économistes.
Tout le monde rêve d'avoir sa maison. Le point de départ est l'octroi de crédits hypothécaires à des personnes financièrement fragiles, dans les villes et les campagnes américaines. La hausse des taux directeurs de la Réserve fédérale à partir de 2005 va impacter les capacités de remboursement des ménages. Cette hausse, renchérissant le coût du remboursement des prêts à taux variables, s'accompagne ainsi d'un taux de défaut de 15 % en 2007 de ces crédits hypothécaires qui avaient été consentis à cette clientèle.
En même temps, les prix de l'immobilier baissent. Cette baisse, qui n'avait pas été anticipée, provoque de nombreuses faillites parmi les organismes de crédit qui avaient délivré des prêts subprimes (un prêt immobilier bancaire dit à risque). En cas de défaut sur un prêt, ces organismes de crédit procèdent à la vente du bien immobilier mais à un prix nettement inférieur à la valeur du contrat.
Une crise qui s'est étendue en raison de la titrisation (acte consistant à transférer des créances à des investisseurs actifs par la création d'obligations) par les banques des prêts hypothécaires. Les obligations, encapsulant des milliers des prêts hypothécaires subprimes en avaient étendu les risques. Une grave erreur fut commise par les agences de notation qui avaient estimé ces obligations de bonne qualité.
Ces obligations ont été souscrites par des banques, des compagnies d'assurance-vie, des fonds d'investissement, des gestionnaires de sicav, des fonds de retraite. La chute de leur valeur provoque également des faillites nombreuses parmi ces acteurs économiques.
La défiance s'est étendue sur les marchés interbancaires. Les banques refusèrent de se prêter de l'argent entre elles de peur qu'elles ne détiennent des «titres toxiques» adossés aux prêts hypothécaires subprimes.
Éclate alors la crise qui a marqué l’économie mondiale par son ampleur et sa propagation rapide. Elle s’est déroulée en trois étapes successives : la crise du crédit immobilier américain (été 2007), devenue crise financière (2007‑2008) puis crise économique mondiale. Les banques américaines qui avaient commencé à détecter le futur cataclysme s'étaient débarrassées de leurs engagements sur le marché, principalement vers les banques européennes qui, gorgées de liquidités, cherchaient des produits qu'elles estimaient peu risqués. En terme de virus, on parlerait d'une véritable pandémie. Et ce n'est pas en refilant un virus qu'on s'en débarrasse.
Comme l'écrivait Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie, dans son essai « Le triomphe de la cupidité » :
« Cet engagement dans la titrisation des prêts immobiliers s'est révélé fatal. Au Moyen-Age, les alchimistes tentaient de transformer de vils métaux en or. L'alchimie moderne a voulu, entre autres, métamorphoser des prêts immobiliers douteux, les subprime, en fine fleur des produits financiers, notés AAA, suffisamment sûrs pour être détenus par les fonds de pension. Les agences de notation ont donné leur bénédiction à ces agissements des banques. Celles-ci ont fini par s'engager directement dans ces paris: non contentes de servir d'intermédiaires pour diffuser les actifs à haut risque qu'elles créaient, elles en ont détenu elles-mêmes. Peut-être croyaient elles avoir transféré à d'autres les risques épouvantables qu'elles avaient inventés (et les autorités de contrôle le pensaient également), mais quand l'heure des comptes a sonné – quand les marchés se sont effondrés – , elles aussi ont été prises au dépourvu. »
L'effondrement du château de cartes va prendre des proportions énormes. Le déclencheur fut la faillite de Lehman Brothers.
Ce géant financier occupait un véritable trône sur la place de Wall Street. Cette institution bancaire, fondée en 1850 par les frères Lehman, avait évolué au fil des décennies en une puissante banque d’investissement, un symbole d’opulence et d’ingéniosité financière, un véritable colosse régnant sur le marché financier. Mais ce colosse avait des pieds d'argile. 2007 : emportée par la spirale des investissements imposés par l'évolution de l'économie, Lehman Brothers sombre peu à peu dans un gouffre irréversible. Les pertes s’accumulent, les actifs se déprécient, et surtout, la confiance des investisseurs s’évapore. Et puis arrive septembre 2008, Lehman Brothers se retrouve dans une tempête financière d’une ampleur inouïe. Les dirigeants de la banque cherchent désespérément une bouée de sauvetage, mais en vain. Personne ne leur viendra en aide.
Le 15 septembre 2008, c’est le cataclysme. Se prévalant du chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites, Lehman Brothers, criblée de dettes et dépourvue d’options, dépose le bilan, déclenchant un séisme financier mondial. Les marchés boursiers s’effondrent, les crédits sont figés, et la confiance dans le système financier est au plus bas. Les images filmées dans la rue captant les employés désemparés qui quittent l'immeuble emportant dans des boîtes en carton leurs effets personnels, les yeux hagards, deviendront le symbole de tout ce qui allait arriver.
Après la faillite du géant financier, le mouvement de la crise s'est accéléré. L’effondrement des bourses (la capitalisation boursière mondiale perdit près de 35 % en moins d’un mois) provoquait de nouvelles pertes pour les banques, menaçait leur solvabilité et se diffusait peu à peu au secteur non bancaire. De nombreux établissements financiers, partout dans le monde, se sont trouvés au bord de la faillite.
Dans un ouvrage paru en 2013, « La véritable histoire de la crise financière 2008 » Marie-Claude Esposito explique :
« La crise avait vraiment pris une allure systémique, contraignant les banques centrales et les États à intervenir massivement pour, d’une part, éviter l’effondrement du système financier mondial et restaurer la confiance, et, d’autre part, se porter au secours des économies réelles, dont la contraction au dernier trimestre de l’année 2008 et au début de l’année suivante se révélerait bien supérieure à celle qui avait eu lieu un an auparavant. En 2009, la zone euro dans son ensemble allait perdre 4 points de croissance. L’Allemagne, étant plus durement touchée que la France (- 3 points), en perdit 5, tout comme le Japon, et les États-Unis près de 4. »
Les banquiers du monde entier frappés par l'effet domino de la chute de l’économie américaine n'ont donc plus d'autre solution que de supplier les gouvernements de les aider. Les banques centrales vont suivre. Mais les dégâts sont faits : sur le plan social, le chômage mondial s'est aggravé, et sur le plan économique, les faillites des entreprises privées se sont accumulées.
Ce rappel historique sommaire m'a paru nécessaire avant d'aborder un volet dont il n'a pas été suffisamment tenu compte dans les réactions étatiques ayant fait suite à la crise: les aspects criminels de celle-ci.
Dans une étude consacrée à la crise, « Crise financière et modèle bancaire », faite par le réseau Financité le 12 octobre 2013, sous le titre « Subprimes ou subcrimes ? La dimension criminelle des crises financières : un étonnant déni de réalité », Jean-François Gayraud, Commissaire divisionnaire de la Police nationale française, écrit :
« Afin de saisir les racines occultées de cette crise, il convient de penser en dehors des schémas balisés par la bienséance. La crise des subprimes a été une fraude systémique. Plus qu’une simple métaphore, l’approche criminologique révèle l’existence de vraies fraudes en série, qui ne furent pas de simples accidents, mais les symptômes d’un système devenu anomique. Au final, la finance américaine a muté en une vaste scène de crimes. Peu de crises financières ont comporté une dimension criminelle aussi évidente, une telle masse critique de fraudes. L’opinion publiée – celle des élites ayant accès aux médias – s’empresse comme toujours de diaboliser une perspective aussi dérangeante en agitant de commodes épouvantails : théorie du complot, boucs émissaires, effet de diversion, populisme. L’explication d’un phénomène macroéconomique par le crime peut sembler dérisoire, anecdotique, voire naïve. Elle est pourtant essentielle pour qui veut explorer les racines d’une crise résultant de la seule action des hommes. La lecture criminologique permet de lever le voile épais dissimulant des tartufferies à la fois institutionnelles et très lucratives. L’approche par le crime présente aussi l’avantage de ramener l’économie vers le monde réel et ses « instincts animaux ».
L'auteur a raison. Il n'est pourtant pas difficile de qualifier pénalement les faits qui ont précédé et accompagné la crise.
En incitant les ménages à revenus modestes à contracter des prêts qu'ils ne pourraient rembourser, tout en spéculant par la titrisation de ces mêmes crédits, les organismes financiers ont commis une infraction connue mondialement : l'escroquerie. A laquelle on peut rajouter l'abus de confiance, l'abus de faiblesse, le faux en écritures, et faux bilans. Au minimum.
Lorsque les premières institutions bancaires vont s'apercevoir avec effroi de l'absence réelle de valeur de ces obligations créées en vue de la spéculation, celles-ci vont s'en débarrasser en les refilant à d'autres banquiers peu prudents, et ce partout dans le monde, préparant ainsi un tsunami mondial qui allait submerger la planète, jusqu'en Chine. A revoir avec délectation le film Margin Call ou Marge de manœuvre, écrit et réalisé par J. C. Chandor et sorti en 2011. Il évoque, sur une période de 36 heures, le déclenchement de la crise financière, à travers la découverte inopinée par les employés d'une banque d'affaires new-yorkaise de l'aspect toxique de ses actifs qui la mettent en danger de mort. Qu'ils aient ou non des états d'âme, les personnages font le nécessaire pour se débarrasser de ces actifs, tout en ayant pleine conscience de la réaction en chaîne qu'ils vont provoquer.
Mais ces faits coupables ne feront pas l'objet de poursuites pénales par les autorités américaines, à l'exception de quelques emprunteurs malhonnêtes.
Et Jean-François Gayraud de conclure son article :
« Ironie du sort – ou logique à peine dissimulée du système – les institutions et les individus les plus responsables de ce désastre criminel sont même ressortis de la crise plus forts que jamais. Que penser alors d’un système qui, au final, récompense autant les fraudeurs ? Un tel statu quo est troublant puisque le diagnostic criminel a été opéré par les Américains eux-mêmes avec les commissions d’enquête du Congrès. Manifestement, cela ne suffit pas, comme si les « puissances du verbe » (pouvoir exécutif, législatif et médiatique) ne pesaient plus vraiment face aux « puissances du réel » (l’argent). Tel le génie de la lampe, les acteurs de la finance globalisée ont pris leur liberté, sans que personne ne sache ou ne veuille désormais les discipliner. »
Mais le crime va également profiter aux organisations criminelles qui, disposant de liquidités, vont racheter les entreprises en difficulté. Le plus marquant des exemples est situé en Italie. Dans un article paru le 11 janvier 2012, dans le Figaro, rubrique Économie, « La mafia, première banque d'une Italie en crise », par Sophie Amsili, la journaliste évoque la puissance financière de la mafia.
« La mafia ne connaît pas la crise, au contraire, elle en profite. D'après le rapport annuel de l'association italienne SOS Impresa, la mafia a accéléré son développement et représente désormais la première banque du pays avec 65 milliards d'euros de liquidités.
Pour l'association, l'extorsion menée par des groupes criminels est même devenue une «urgence nationale». Profitant de la restriction du crédit par les banques, les organisations mafieuses ont en effet accentué leur pression sur les petits commerçants. Ces derniers cèdent pour contracter des prêts à des taux d'intérêts exorbitants. » Les conséquences de la crise financière prouvent à suffisance l'existence de la pénétration de l'économie légale par les organisations criminelles, un exemple de référence. Et de rappeler que le phénomène connaît aujourd’hui une importance qui échappe aux contrôles des pouvoirs publics.
Elle non plus, on ne l'a pas vue venir. De manière prémonitoire, deux films l'ont décrite parfaitement avant son apparition.
Un film américain tourné par David Soderberg en 2011 va effrayer plusieurs milliers de spectateurs. Un scénario catastrophe bien huilé. Une pandémie dévastatrice explose à l’échelle du globe… Au Centre de prévention et de contrôle des maladies, des équipes se mobilisent pour tenter de décrypter le génome du mystérieux virus, qui ne cesse de muter. Le Sous-Directeur Cheever, confronté à un vent de panique collective, est obligé d’exposer la vie d’une jeune et courageuse doctoresse. Tandis que les grands groupes pharmaceutiques se livrent une bataille acharnée pour la mise au point d’un vaccin, le Dr. Leonora Orantes, de l’OMS, s’efforce de remonter aux sources du fléau. Les cas mortels se multiplient, jusqu’à mettre en péril les fondements de la société, et un blogueur militant suscite une panique aussi dangereuse que le virus en déclarant qu’on "cache la vérité" à la population…
L'histoire est terrifiante comme le film coréen « Pandémie ». Sorti en 2014, c'est une réalisation de Sung-Soo Kim. En voici le résumé :
Près d'une grande métropole, la police découvre, entassés dans un container, des dizaines de corps putréfiés victimes d'un mal mystérieux. Au même moment, un passeur de clandestins, atteint d'un virus inconnu, décède à l'hôpital. Quelques heures plus tard, les urgences de la ville croulent sous l'afflux des malades. Le chaos s'installe.
Afin d'enrayer la propagation du virus, les autorités imposent une mise en quarantaine. Tous les habitants sont confinés en zone de sécurité. La tension monte. Certains vont risquer leur vie pour sauver leurs proches, d'autres vont risquer celle des autres pour sauver la leur. Pendant ce temps, un survivant du container court dans la ville...
Mais voilà que la réalité va rattraper la fiction.
Le monde entier va être frappé par cette catastrophe sanitaire aussi épouvantable que la grippe espagnole au XXème siècle: la pandémie d'une maladie infectieuse émergente, appelée la maladie à coronavirus 2019 ou Covid-19. Monsieur-tout-le-monde apprendra plus tard qu'elle est apparue le 16 novembre 2019 à Wuhan, dans la province du Hubei (en Chine centrale). Son origine reste floue. Transmise par un animal, le pangolin, ou des chauves-souris, suivant une première version ? Ou peut-être évadée d'un laboratoire de recherche, ce que les Chinois n'ont jamais reconnu...
L'Organisation mondiale de la santé (OMS) alerte dans un premier temps la république populaire de Chine et ses autres États membres, puis prononce l'état d'urgence de santé publique de portée internationale le 30 janvier 2020.
Le 11 mars 2020, l'épidémie de Covid-19 est déclarée pandémie par l'OMS qui demande des mesures de protection essentielles pour prévenir la saturation des services de soins intensifs et pour renforcer l'hygiène préventive. Des premières informations annoncent la catastrophe à venir. Parmi les plus spectaculaires, les images provenant de Bergame, en Italie, une province particulièrement impactée, notamment faute d’établissements hospitaliers et d'assistance médicale suffisants. Les journalistes filment les amoncellements de cercueils et les familles en pleurs qui n'ont pas pu accompagner leurs proches dans leurs derniers instants.
De mars 2020 à mars 2021, 30 000 personnes ont été victimes du Covid-19 à Bergame et dans sa province, soit près d'un tiers des 100 000 morts enregistrés en Italie au cours de la même période.
La population va devoir s'éduquer à adopter des mesures de précaution et se plier à des rituels de désinfection tels que la suppression des contacts physiques, bises et poignées de mains, fin des attroupements ainsi que des déplacements et voyages non indispensables, promotion du lavage des mains, mise en application de quarantaine.
Pour freiner la formation de nouveaux foyers de contagion et préserver les capacités d'accueil de leurs hôpitaux, de nombreux pays décident des mesures de confinement, la fermeture de leurs frontières, des commerces dans l'horeca et l'annulation des manifestations sportives et culturelles. En Belgique, cette première mesure fut imposée le 13 mars 2020. La diffusion rapide du virus ainsi que ses conséquences sanitaires et hospitalières dramatiques ont amené les gouvernements à renforcer ces mesures déjà exceptionnelles, subies par les citoyens qui n'ont pas toujours compris la logique de certaines obligations qui leur étaient imposées, avec l’impression que l'ampleur du phénomène avait transformé les gouvernements en « poules sans têtes ».
C'est finalement une véritable crise qui s'est emparée de la planète, comme la crise financière de 2008, et qui va bouleverser l'équilibre économique et social par la réduction ou l’arrêt de nombreuses activités, notamment marchandes mais aussi culturelles, touristiques, sportives, associatives, la fermeture de certains services publics, la suspension de nombreux contacts physiques, d’échanges et de déplacements, les mesures de confinement, de couvre-feu et de protection vis-à-vis de la maladie, les ré-organisations des mondes du travail, sur site comme à distance…
Le bilan est lourd.
Début novembre 2020, la maladie à coronavirus avait affecté 204 pays et territoires à travers le monde ainsi que deux navires de croisière, les Diamond Princess et MS Zaandam, ces derniers au début de la pandémie.
En 2021, le 12 novembre, le bilan est de 251 millions de malades et de 5 millions de morts.
Mais l'autre facette est la blessure infligée aux personnes qui ont vu basculer leur univers professionnel, familial, scolaire.... Des atteintes aussi à l'équilibre démocratique social. Comme l'écrit un groupe d'experts :
« Toutes ces mesures plus ou moins temporaires ont profondément affecté l’organisation de la vie sociale. En trois années, la crise a connu des séquences d’une brutalité variable : les sociétés ont vécu au rythme des mutations virales, des controverses autour des mesures de prévention mais aussi des avancées vaccinales et médicales, alternant vagues successives d’afflux de malades et phases de répit, contractions et réouvertures de l’activité sociale et économique. Selon les pays et les moments, selon les groupes sociaux et les situations individuelles, la période n’a été ni homogène, ni contrainte avec la même intensité. Reste que le sentiment partagé est d’avoir dû composer, s’adapter et s’organiser. De ce point de vue, et à l’échelle des générations de l’après Seconde Guerre mondiale, rares sont les événements ayant eu, à l’échelle de la planète, autant d’effets sur la vie sociale en un temps si court et à un rythme aussi brutal. »[1]
Cette blessure est loin d'être cicatrisée, notamment près des « enfants » du Covid, ceux à qui on a volé l'adolescence. Et parfois la scolarité.
L'Organisation Mondiale de la Santé a déclaré la fin de l'urgence sanitaire internationale le 5 mai 2023, soulignant que cela ne signifie pas que la maladie n'est plus une menace mondiale. Aujourd'hui, nous apprenons des résurgences sous d'autres formes et il n'est pas à écarter que ces situations de crise ne reviennent un jour frapper le société mondiale de plein fouet. Remettant une fois de plus l'équilibre démocratique en cause.
Autre danger, sur le mode « bombe à retardement ». Afin de revitaliser l’économie, les États ont fait fonctionner la « planche à billets ». Qu'est-ce ? Lors d'une crise, si un État veut faire tourner l'économie de son pays, il va favoriser une plus grande impression de billets et surtout, aujourd’hui, une monnaie dématérialisée, via la banque centrale, afin d'inciter les citoyens à consommer. La banque centrale rachète alors les dettes publiques de l’État demandeur. Elle crée ensuite de la monnaie fiduciaire qu'elle va donner aux banques. Celles-ci pourront par la suite prêter davantage aux ménages et aux entreprises, afin que la consommation reparte plus vite à la hausse.Plus d'argent disponible équivaut souvent naturellement à plus de dépenses. Ainsi, on tente de stimuler la croissance et l'augmentation de l'investissement. Les États qui “font tourner la planche à billets” peuvent prétendre relancer leur économie. Dans ce contexte, cette décision n'est pas sans conséquences.
Dans un article paru dans l'Echo le 3 septembre 2021, Bruno Colmant développe son analyse sur l'inflation qui en découle.
« De multiples facteurs se conjuguent pour expliquer cette inflation inattendue. Il y a le soutien monétaire et budgétaire des États dans la crise du covid qui conduit à donner du pouvoir d'achat en faisant tourner la planche à billets. À cet égard, le prix Nobel d'économie Milton Friedman disait que l'inflation est toujours un phénomène monétaire qui ne peut être généré que par une augmentation de la quantité de monnaie plus rapide que celle de la production...»
De même que pour la crise de 2008, les organisations criminelles vont profiter de l'affaiblissement de l'économie et de l'effondrement des entreprises pour racheter ces dernières à bas prix. Ce sont les classiques opérations de blanchiment d'argent facilitées par la fragilité des entreprises.
Mais le phénomène est bien plus vaste. L’Europe en crise est devenue un vaste chantier pour le crime organisé. L’office de police criminelle européen Europol démontre, dans plusieurs de ses rapports, comment la criminalité organisée s’est adaptée et a même grandement profité de la crise économique.
Le crime organisé a en effet su tirer profit du climat anxiogène dans lequel a vécu la population. Et il faut constater que les organisations criminelles réussissent, de plus en plus, à faire basculer dans l’illégalité des "cols blancs", des spécialistes des marchés financiers ou des informaticiens qui sont devenus des cibles de recrutement de choix pour les mafias. Plusieurs types d'activités criminelles sont apparus.
Afin de maîtriser la situation d’urgence causée par la pandémie du Covid-19, les gouvernements des pays les plus touchés ont dû, rapidement et à grande échelle, rechercher du matériel de protection. Au vu du nombre de fabricants et de la capacité de production limitée, toutes les pistes possibles ont été explorées, faisant appel tant aux fournisseurs officiellement connus qu’aux intermédiaires disposant des contacts nécessaires.
Sur base d'une adresse e-mail et d'un site Web qui semblaient liés à une société de de distribution de masques de protection en Espagne d’apparence licite, des acheteurs privés ont passé des commandes. Ce qu’ils ignoraient, c'est que le site était frauduleux et que les adresses e-mails avaient été piratées. L'affaire a été relatée sur le site d'Interpol.
Par échange de mail, le fournisseur a affirmé disposer de 10 millions de masques, mais la livraison n’a pas abouti. En guise de consolation, il a redirigé les acheteurs vers un intermédiaire « de confiance » en Irlande. Ce dernier a promis de les mettre en contact avec un autre fournisseur, cette fois aux Pays-Bas.
Faisant valoir ses solides relations commerciales avec la prétendue société néerlandaise, le responsable leur a donné l’assurance que celle-ci serait en mesure de fournir les 10 millions de masques de protection. Un accord pour une première livraison de 1,5 million de masques a été conclu, moyennant le versement de 1,5 million d’EUR à la commande.
Les acheteurs ont effectué un virement bancaire vers l'Irlande et organisé la livraison, nécessitant 52 camions et une escorte policière pour le transport des masques d'un entrepôt aux Pays-Bas vers sa destination finale en Allemagne.
Juste avant la livraison, les acheteurs ont été informés que les fonds n’étaient jamais arrivés et qu’un virement de 880 000 EUR devait être effectué de toute urgence directement au fournisseur néerlandais pour être sûrs d’obtenir la marchandise.
« Ceux qui ont été arrêtés dans cette affaire n’avaient aucun rapport avec l’industrie du matériel médical. Il s’agissait simplement d’escrocs expérimentés qui ont vu la flambée de COVID-19 comme une opportunité. » a déclaré Jürgen Stock, Secrétaire général d’Interpol.
Il n'y a pas que l'escroquerie classique. Parfois, c'est l'origine des produits qui est falsifiée. Ainsi l'affaire de Châteauroux (Indre). Le tribunal correctionnel a condamné, le mercredi 12 janvier 2022, le fondateur de la société Coveix à trois ans de prison, dont un avec sursis, avec mandat de dépôt, pour avoir vendu des millions de masques chirurgicaux fabriqués en Chine en les faisant passer pour français.
Fin avril 2020, le gouvernement Wilmès avait promis un masque en tissu pour chaque Belge. Le ministère de la Défense avait alors lancé un appel d’offres et avait finalement choisi la société luxembourgeoise Avrox. Celle-ci est soupçonnée d'avoir commis un faux pour obtenir le marché. Les chefs d’entreprise auraient utilisé une fausse facture comme référence pour remporter le contrat. En outre, des doutes sur une éventuelle présence de nanoparticules d'argent étaient apparus et la distribution avait été arrêtée. Quatre personnes ont été arrêtées et inculpées, dont deux chefs d’entreprise français et un actionnaire jordanien. La société n'avait pour référence qu'une boîte postale à Luxembourg et aucune compétence particulière dans le domaine médical. Un reproche de légèreté peut être adressé aux autorités qui n'ont pas pris la peine de vérifier la qualité de leur cocontractant. En avril 2022, la RTBF avait révélé que le reste du stock, soit un peu moins de 7 millions de protections, allait être détruit. Le dossier judiciaire est toujours en cours et les personnes impliquées bénéficient de la présomption d'innocence..
Afin de permettre aux entreprises de survivre et de maintenir un taux d'emploi, l’État va octroyer un certain nombre de subsides moyennent quelques formalités administratives, telles que la preuve de l’existence d'un contrat de travail. Il fallut peu de temps pour que des centaines d'escroqueries soient commises par la création de faux contrats.
Ainsi, en décembre 2020, 30 perquisitions à Bruxelles et dans le Hainaut ont eu lieu débouchant sur un énorme dossier de "fraude sociale grave et organisée covid": 25 personnes arrêtées, 2 millions d’euros de préjudice estimé.
Combien d'autres cas ont esquivé les griffes de la justice et de l'administration sociale ?
La crise du Covid a ouvert un terrain fertile pour la corruption également.
Les Nations-Unies tirent la sonnette d'alarme :
« Acte criminel et immoral, la corruption est la trahison ultime de la confiance publique. Elle cause encore plus de préjudice en temps de crise, que le monde vit actuellement avec la pandémie de COVID-19.
La lutte contre le virus offre de nouvelles possibilités d’exploiter la faiblesse des systèmes de contrôle et le manque de transparence, de détourner des fonds destinés aux populations au moment où elles en ont le plus besoin...
La corruption pendant la COVID-19 risque de compromettre gravement la bonne gouvernance dans le monde et de nous éloigner encore plus des objectifs de développement durable... »
La CTIF, dans un rapport consacré à ce phénomène, va dans le même sens :
« Il est évident que les caractéristiques du marché et le caractère exceptionnel de la situation dans laquelle se trouve le marché forment un terreau fertile à diverses formes de corruption. A plus long terme également, il va de soi que les sommes en jeu pour la recherche d’un traitement ou le développement d’un vaccin contre le virus seront énormes. Ces gigantesques intérêts financiers seront partagés entre tant les instances gouvernementales que les acteurs privés, et ce au niveau mondial. Le risque existe que, tôt ou tard, cet enjeu fasse l’objet de corruption.
Outre l’approche médicale directe de la crise, les autorités nationales et internationales travaillent également aux conséquences économiques. A cette fin, des programmes d’aide économique à divers niveaux d’une ampleur inégalée sont mis sur pied. A nouveau, le risque de corruption est élevé du fait de l’absence de précédent, du caractère urgent de la situation et de l’ampleur financière de ces programmes juridiques et des comptes bancaires rendant ces réseaux difficiles à appréhender »
Comme par exemple ce scandale frappant le gouvernement espagnol. Álvaro Sánchez Manzanares, un haut fonctionnaire du ministère des Transports qui dirigeait jusqu’alors l’entité chargée des ports s'est trouvé impliqué dans une affaire de corruption présumée autour d’un système de contrats d’achats de masques pendant la pandémie de Covid-19. Son ancien bras droit et homme de confiance Koldo Garcia Izaguirre est accusé d’avoir joué un rôle clef dans une escroquerie de grande envergure. Celui-ci aurait touché des pots-de-vin pour un montant de 50 millions d'euros sur des achats de masques sanitaires "via des entreprises qu’il contrôlait". L'affaire est en cours.
L'ONG Transparency International, (Organisation non gouvernementale internationale d'origine allemande fondée le 4 mai 1993 ayant pour principale vocation la lutte contre la corruption des gouvernements et institutions gouvernementales mondiaux) dans ses rapports annuels, n'a cessé de dénoncer les cas de corruption dans le monde, dont ceux liés plus particulièrement au Covid.
Cette corruption peut prendre différentes formes, tel que l'ONG la dénonce : "Cela va de la grande corruption avec la disparition d’argent public ou privé qui part dans des chemins de corruption, jusqu’à la petite corruption du quotidien. Comme payer un bakchich pour obtenir un document administratif ou avoir accès aux soins".
Les soins de santé sont eux aussi particulièrement touchés par la corruption :
« Bien que 6% seulement des personnes interrogées ont déclaré avoir versé un pot-de-vin pour accéder à des soins, 29% disent compter sur leurs relations personnelles pour obtenir un accès privilégié. La Belgique fait partie des 7 pays ou entre 40 et 50 % d'utilisateurs de services publics ont utilisé des connexions personnelles pour obtenir un service au cours des 12 derniers mois. »
La corruption atteint toutes les strates de la société jusqu'aux gouvernements.
« Alors que les efforts de lutte contre la corruption stagnent et se dégradent, les droits de l’homme et la démocratie sont attaqués. Ce n’est pas une coïncidence. Certains gouvernements continuent de prétexter la pandémie de COVID-19 pour battre en brèche les droits de l’homme et la démocratie, ce qui pourrait conduire à un déclin encore plus marqué dans le monde dans les années à venir. »
Que retenir de ce terrible constat ? Lorsqu'une brèche s'ouvre dans l’organisation de la société, la criminalité s'y engouffre avec ses pratiques mafieuses, dont la corruption et le blanchiment. Certains pays sont plus fragiles que d'autres, notamment de par leur situation économique faible. Et ce sont les populations qui en sont les victimes, ceux qui subissent des décisions gouvernementales ou administratives, biaisées par l'arrosage de ceux qui détiennent ne fut-ce qu'une once de pouvoir, ou qui n'ont pas les moyens d'accéder à un système devenu inégalitaire comme les soins de santé et l’approvisionnement en médicaments. La crise multiplie les effets déjà existants des conséquences liées à la corruption. De même avec le blanchiment.
Le phénomène criminel lié au Covid est bien planétaire. Et occulte. Ses effets n'ont été ni jugulés, ni même partiellement identifiés. Ce qui contribue de manière générale à l’aggravation de la fragilité de la démocratie mondiale. Un impact de plus dont on se serait bien passé.
Ces sujets sont graves alors que nous devrions être à la fête, en honorant la carrière de Gérard Delvaux.
Mais lui rendre hommage, à sa personnalité, à l'être humain qu 'il est et au grand professionnel qu'il incarne, c'est l'occasion de rappeler dans un premier temps les immenses difficultés auxquelles notre société est confrontée. J'ai choisi de le faire par le prisme de la crise financière de 2008 et celle du Covid. Et de saluer en suite le combat que Gérard Delvaux a mené contre les phénomènes criminels qui menacent l'exercice de la profession d'expert-comptable, prolongeant celui de ses prédécesseurs, pour informer, sensibiliser jusqu'à contraindre à faire réagir les professionnels du chiffre de l'association OECCBE pour tenter d'enrayer le processus du blanchiment de l'argent sale et de son pendant, la corruption. L'espoir de retrouver un monde meilleur n'est concevable que par la clairvoyance et l'engagement qui s'en suit de personnes telles que notre Président. Et que soit aussi dans nos cœurs imprimé à jamais son éternel sourire empreint d'amitié et d'humanisme.
[1] Crise de la Covid-19 et confinement : regards sociologiques , dans Sociologie, Presses universitaires de France, 2021