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Administrateurs de société: un métier à haut risque!

Administrateurs de société : un métier à haut risque. la bombe à retardement des dettes sociales ou quand démissionner ne suffit plus et une jurisprudence qui redéfinit les obligations


1. LES FAITS

S.L. est administratrice et impliquée dans trois faillites.

La SPRL D. Brams est constituée en 1999, puis transformée le 28 novembre 2002 en S.A. et renommée « All Ways Services ». S.L. y exerce les fonctions d’administratrice et d’administratrice-déléguée. Elle démissionne de ses fonctions le 2 décembre 2011. La société, connaissant des difficultés financières, obtient l’ouverture d’une procédure de réorganisation judiciaire le 4 janvier 2012 mais est déclarée en faillite le 1er octobre 2012 sur citation de l’ONSS. La dette envers l’ONSS s’élève à plus de 480 000 €. S.L. n’est plus dirigeant de la société au moment de la faillite depuis 10 mois !

Parallèlement à ses fonctions dans la société D. Brams, il est constaté que S.L. a été nommée gérante de la SPRL A Jilas Deco (constituée le 13 février 2003), le 6 décembre 2005. Elle démissionne de cette fonction le 3 janvier 2012. Cette société fait faillite (sur aveu) le 3 septembre 2012 et a laissé une dette à l’égard de l’ONSS pour un montant de plus de 70 000 €. S.L. n’est plus dirigeant de la société au moment de la faillite depuis 8 mois !

Enfin, il ressort du dossier que S.L. est également désignée gérante de la s.p.r.l. Best Services & Co le 15 octobre 2012. La société est déclarée en faillite le 29 avril 2013 en laissant de nouvelles dettes à l’égard de l’ONSS. Dans ce dernier dossier, la société Best Services & Co s’est vue accorder une PRJ (Procédure de recouvrement judiciaire) le 13 juin 2012 (c.-à-d. avant la nomination de S.L. comme gérante) et S.L. a été nommée en remplacement d’un ancien gérant sortant à la même date.

Suite à ces faillites successives, l’ONSS, qui, on le comprend, voit les choses d’un mauvais œil, décide d’engager des poursuites contre S.L. sur base de l’article 265, § 2 du Code des sociétés¹. Cette ancienne disposition permet d’établir la responsabilité personnelle et solidaire de dirigeants de société pour les dettes sociales lorsque ces mêmes dirigeants ont été « impliqués » dans au moins deux faillites avec des dettes sociales impayées dans les cinq ans précédant une nouvelle faillite. L’ONSS cherche ainsi à tenir S.L. personnellement responsable des cotisations sociales impayées par ces sociétés, notamment celles dues par la S.P.R.L. Best Services & Co, sa dernière société.


2. QUE DIT LE TRIBUNAL DE COMMERCE (TRIBUNAL DE L’ENTREPRISE) ?

Le tribunal de commerce condamne S.L. au paiement des montants réclamés par l’ONSS, par jugement du 10 avril 2018.


3. QUE DIT LA COUR D’APPEL ?

S.L., non contente du jugement rendu, interjette appel devant la Cour d’appel de Bruxelles en lui demandant :

a) si elle pouvait être considérée comme « impliquée » dans les faillites de A Jilas Deco et All Ways Services, malgré sa démission antérieure à l’ouverture de ces faillites, et

b) si cette implication pouvait entraîner sa responsabilité personnelle sur base de l’ancien article 265, § 2 du Code des sociétés pour les cotisations sociales impayées de Best Services & Co.

La question juridique centrale était donc de savoir si S.L., alors qu’elle avait démissionné de ses fonctions d’administrateur respectivement huit et dix mois avant l’ouverture des faillites A Jilas Deco et All Ways Services, remplissait les conditions légales de responsabilité objective pour les dettes sociales, notamment en raison de « son implication dans au moins deux autres faillites ayant laissé des dettes envers l’ONSS au cours des cinq années précédant la faillite actuelle ».

La Cour d’appel confirme la condamnation de S.L. par arrêt du 1er décembre 2022 et motive sa décision par les arguments suivants :

  1. La responsabilité dont il est question dans l’ancien article 265, § 2 du Code des sociétés est de nature objective : elle s’applique automatiquement dès lors que les conditions légales sont réunies, sans nécessité de prouver une faute personnelle, une négligence grave ou une intention frauduleuse.
  2. S.L. était impliquée dans deux faillites antérieures (All Ways Services et A Jilas Deco) qui avaient laissé des dettes envers l’ONSS dans les cinq années précédant la faillite de Best Services & Co.
  3. La Cour considère dès lors qu’il est « indifférent » de savoir si S.L. n’était plus dirigeante de ces sociétés au jour de l’ouverture des deux faillites précédentes.
  4. Pour que cette responsabilité objective s’applique, il suffit que la personne ait « effectivement détenu le pouvoir de gérer » et ait été impliquée dans au moins deux faillites entraînant des dettes sociales au cours des cinq ans précédant la faillite en question.


4. QUESTION POSÉE À LA COUR DE CASSATION ?

Plus précisément, il est demandé à la Cour de cassation qu’elle se positionne sur les points suivants :

a) Est-ce qu’une personne (S.L.) peut être considérée comme « impliquée » dans une faillite lorsqu’elle n’était plus dirigeante (administrateur ou gérant) de la société au moment de la déclaration de faillite ?

b) Est-ce que « l’implication » se déduit de la seule qualité d’ancien administrateur ou gérant, ou doit-elle être limitée au mandat en cours lors de la faillite ?

c) Est-ce que la Cour d’appel a correctement appliqué l’article 265, § 2 du Code des sociétés en considérant S.L. comme impliquée dans deux faillites, alors qu’elle avait démissionné de ses fonctions plusieurs mois avant la déclaration de ces faillites ?

d) Enfin, la motivation de l’arrêt de la Cour d’appel était-elle suffisante ?


5. QUE DIT LA COUR DE CASSATION ?

La Cour de cassation rejette le pourvoi formé par S.L. Selon la Cour, l’ONSS peut tenir personnellement et solidairement responsables les personnes, y compris d’anciens gérants ou administrateurs, qui ont été impliquées dans au moins deux faillites avec des dettes sociales impayées dans les cinq ans précédents.

Le point central de cet arrêt réside dans l’interprétation de la notion d’« implication ».

Pour la Cour de cassation, la notion d’implication découle automatiquement de la seule qualité d’administrateur ou de gérant, de droit ou de fait, et ce même si la personne n’occupait plus cette fonction au moment de la déclaration de faillite.

Le principal attendu est rédigé comme suit :

« L’implication d’une personne dans la faillite d’une société entraînant des dettes de cotisations sociales se déduit de sa seule qualité d’administrateur ou de gérant, de droit ou de fait, de cette société, lors même qu’elle n’a plus cette qualité lors de la déclaration de faillite de celle-ci. »

Cette responsabilité s’applique donc objectivement, en vertu de la loi, indépendamment du statut actuel de l’administrateur lors de l’ouverture de la faillite. La Cour a également validé la motivation de la Cour d’appel comme étant suffisante et conforme à la loi, confirmant ainsi la condamnation de la demanderesse S.L.


CONCLUSION : ENSEIGNEMENT DE CET ARRÊT EN MATIÈRE DE RESPONSABILITÉ D’ADMINISTRATEUR POUR DES DETTES SOCIALES DE L’ENTREPRISE ?

Comme on le comprend, cette jurisprudence est lourde de conséquence pour les administrateurs de société.

On retiendra donc, entre autres :

  • Que la responsabilité de l’administrateur pour les dettes sociales en cas de faillites successives est de nature objective : il suffit d’avoir été impliqué, dans les cinq ans précédant la faillite d’une entreprise, dans au moins deux autres faillites ou liquidations ayant laissé des dettes sociales impayées, pour que la responsabilité soit engagée, sans qu’il ne soit nécessaire de prouver une quelconque faute ou mauvaise foi !
  • Que la notion d’« implication » est interprétée largement : il n’est pas requis que l’administrateur soit encore en fonction lors de la déclaration de faillite. Avoir exercé une fonction de gestion durant la période pertinente suffit ; la bonne foi ou l’absence de fraude de l’administrateur n’exonère pas de cette responsabilité objective.
  • Que cette jurisprudence ferme la porte aux stratégies consistant à démissionner avant faillite pour éviter toute responsabilité : le temps écoulé entre la démission et la faillite n’étant pas pris en compte.
  • Qu’elle pose aussi des questions de proportionnalité et de sécurité juridique, en sanctionnant des administrateurs longtemps après la fin de leur mandat, indépendamment de leur comportement effectif ou de leur bonne foi, voire des administrateurs sollicités pour redresser des entreprises en difficulté.
  • Enfin, qu’elle doit inciter ceux qui prennent des mandats d’administrateurs à une vigilance accrue, en évaluant l’historique social et fiscal de la société, en documentant rigoureusement les décisions et en sollicitant rapidement des conseils juridiques en cas de difficultés financières, afin de limiter l’exposition personnelle.

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